Je n'avais plus vu mon père depuis trois ans, du moins pas en « vrai », juste en visio. Mon divorce aura été l'occasion de m'installer près de chez lui, en Provence. Cela faisait vingt ans qu'il y coulait une retraite tranquille. Octogénaire depuis peu (notre dernière réunion Skype), le décès de ma mère l'avait beaucoup ébranlé. Moi aussi, bien sûr, mais elle était hospitalisée depuis un moment, je m'y attendais, cette perte n'avait pas eu les mêmes répercutions pour moi que pour lui. Cela me faisait mal au cœur de le voir dépérir par ordinateur. Puisque mon mariage avait pris l'eau, plus rien ne m'attachait à la région parisienne. À bien y réfléchir, rien ne m'y avait jamais attaché en dehors du boulot de Melinda. Je comptais bien rattraper le temps perdu avec mon paternel, et peut-être lui faire redresser la tête, qu'il retrouve un peu de la vigueur qui l'avait toujours animée dans sa jeunesse.
Quelle surprise de le voir ainsi en forme !
Dès mon arrivée, il m'accueillit avec une franche accolade.
― Alors, comment ça va, champion ? (il m'appelait ainsi depuis le seul marathon que j'étais parvenu à terminer, le jour de mes trente ans, en cinq heures vingt-huit minutes et trente-cinq secondes. Je m'en souviens encore, il m'a fallu un mois et demie pour m'en remettre !)
Durant l'apéritif, sa conversation fut animée, passionnée ; tous les sujets du quotidien y passèrent, le voisinage, les potins sur les tractations entre commerçants pour maintenir un niveau de prix élevé, les magouilles de la municipalité. Je n'arrivais pas à placer un mot. Après deux heures de ce traitement, il vint les bras chargés de plats fumants, un rôti de bœuf accompagné d'un gratin dauphinois. Je n'en revenais pas. Et dès la dégustation, j'eus le sentiment que ma mère avait ressuscité pour préparer ces victuailles. Depuis quand savait-il cuire la viande à la perfection et à confire ainsi les pommes de terre ?
N'y tenant plus, je lui posai la question.
― Je peux bien te le dire, ta mère est morte depuis plusieurs années maintenant...
Devant son embarras, la compréhension m'ouvrit enfin les yeux ; je le coupai soudain :
― Tu as une compagne ?
Il avait acquiescé un peu rougissant.
― Elle était chez l'antiquaire. Dès que mes yeux se sont posés sur elle, j'ai été conquis. Manifestement, le courant est passé également de son côté. Un coup de chance, à mon âge...
J'étais abasourdi.
― C'est fantastique ! Et on lui doit ce repas ? Elle est là, en ce moment ?
Je le vis opiner, très mal à l'aise. Elle est discrète, je ne voulais pas te la présenter en grandes pompes.
― Allons, papa, je VEUX la voir !
― Bien sûr, vas-y, elle sera contente de faire ta connaissance. Elle s'appelle Kittie.
Je me précipitai vers la cuisine. Et m'y arrêtai, au comble de la surprise. En dehors du four encore chaud, rien n'indiquait la moindre présence humaine. Je tournai un peu dans la vaste pièce, et tombait nez à nez avec une grande poupée, grande comme une gamine de douze ans, blonde, avec des nattes, vêtue d'une robe à fleurs. Je lui dis bonjour, avec amusement. Elle ne répondit pas, bien sûr. Ses grands yeux bleus n'étaient que des billes de verre. Je fouillai encore un peu par acquis de conscience, dès fois qu'une « vraie » femme soit cachée sous un meuble, mais la réalité se faisait cruelle, et implacable. Ma nouvelle belle maman n'était autre que cette poupée...
Je revins à table, silencieux.
― Tu la trouves trop jeune pour moi ?
Voilà ce qui le préoccupait le plus.
― Ce qui compte, ce sont les affinités, répondis-je sans trop savoir où je mettais les pieds.
L'esprit de mon père avait basculé au sein d'une nouvelle réalité, la combattre aurait pu se révéler contre-productif et soulever en lui une vive colère – je l'avais déjà vu s'emporter, et je n'avais aucune envie de revivre ce moment. Je décidai donc de laisser couler.
Après le digestif, j'abandonnais mon père à sa nouvelle vie de couple, et glissant un au-revoir « Kittie », je retournai chez moi, l'esprit encombré de questions.
Par exemple, d'où lui venait son talent de chef ? Je me souvenais avoir déjà lu un article ou vu une émission traitant du dédoublement de personnalité ; le cerveau, tellement convaincu du rôle à jour, assimile très rapidement les compétences liées au personnage ainsi créé. C'était incroyable, mais pas impossible que mon père, même sans le savoir, fût devenu un cordon bleu en substitution de sa supposée « compagne. » Car de toute évidence, il se prend pour elle.
Cette révélation me laissait un goût amer en bouche, mais je parvins très vite à relativiser. Après tout, était-ce si grave ? J'étais revenu dans la région justement pour lui apporter un peu de compagnie. Son esprit avait substitué ce besoin par l'entremise d'une poupée. Et puis sa santé mentale... j'avais déjà envisagé une démence liée à la dépression. Au final, il se portait comme un charme, bercé par une vie de couple certes illusoire, mais de son point de vue passionnée. J'ai pu m'en rendre compte.
Les semaines suivant cette soirée mémorable, je vins régulièrement visiter mon vieux père. Il m'accueillait toujours avec jovialité, et me montrait les prodiges qu'avait réalisés Kittie. Une vraie fée du logis ! Le parquet du salon rutilait ; elle avait tricoté des vêtements pour l'hiver, une magnifique écharpe (elle m'en fera une si je demande gentiment !) ; là, un biscuit typique de son pays (lequel !), des sablés au citron (un délice, je devais le reconnaître.) Les mystères de l'esprit, capable de s'auto-former à diverses activités pour donner corps à son délire, m'impressionnaient.
Puis un jour il ne répondit plus à mes appels. Comprenant bien vite la situation, je brisai un carreau du sous-sol et m'infiltrait dans la vieille demeure. Je le trouvai allongé sur son lit, le visage paisible, Kittie appuyée contre lui, de profil, le bras gauche passé sous sa nuque et le droit sur son torse. Ils formaient un couple magnifique...
En m'approchaient, je vis l'impossible, qui hante encore parfois mon sommeil, car je sais que je n'invente rien. D'épaisses larmes coulaient sur les joues de la poupée.