La vieille dame, assise
au fond de son fauteuil rembourré d'un épais coussin, serrait les
mâchoires avec obstination. Ses mains se crispaient sur les
accoudoirs, à s'en blanchir les phalanges.
Josy lui présentait une
cuiller de potage fait maison, confectionné avec ses légumes
préférés. Pourtant, rien à faire. Elle ne voulait pas ouvrir la
bouche.
— Allons, maman, tu
l'aimes cette soupe, c'est toi qui m'a appris la recette.
Après avoir roulé des
yeux pour signifier son désaccord, l'intéressée se détendit, et
accepta de gober ce que Josy lui présentait.
Et le recracha aussi,
maculant sa robe de chambre d'une traînée verte semblable à du
vomi.
— Voyons, il faut que
tu manges !
— Encore faudrait-il
que ce soit mangeable, pauvre idiote ! Que t'ai appris à préparer
ce brouet, moi ? Ne me mets pas ça sur le dos, s'il te plaît.
C'est infect ! Je veux mes génoises à la fraise.
— Nous en avons déjà
parlé, maman...
— Et alors ? Ça a
changé quoi ?
— Les magasins de la
ville ne vendent plus ta marque préférée. Il y a rupture de stock.
Ce que je te prépare ne te conviens jamais, et je ne peux pas
parcourir la région pour trouver un supermarché qui en vendrait
encore, je risquerais de me prendre une contravention.
— C'est bien pratique.
À la télé, ils affirment qu'il n'y aucune pénurie. Je ne
l'invente pas, c'est Pernaut qui l'a dit.
— Pas de pénurie en
général, mais ta marque de gâteau...
— J'en veux, tu
entends ! Ça fait une semaine que je n'en ai plus, et ça
commence à bien faire ! Tu vas m'en trouver, un point c'est
tout !
— Bon, je laisse
l'assiette ici. Si tu changes d'avis, appelle-moi.
Josy alla s'enfermer dans
sa chambre. La vieillarde la couvrit d'invectives et d'insultes. Ça
dura plusieurs minutes. Sans doute des dizaines. Peut-être des
centaines. Se lever lui demandait un gros effort, en usant d'un
déambulateur, elle tremblait trop fort pour tenir un objet avec
précision, à tel point qu'elle disposait d'un vieux téléphone
fixe à cadran, pour appeler ses amies ou les membres de sa famille,
mais ses cordes vocales demeuraient en parfait état. Des larmes
coulèrent sur les joues de la quinquagénaire, dénuées de
sanglots. Elle se sentait trop épuisée pour pleurer convenablement.
Comme elle regrettait de
l'avoir sortie de son Ehpad ! Juste avant le confinement total,
en concertation avec sa sœur, cela semblait pourtant la meilleure
chose à faire. Josy était celle des deux qui proposait un logement
assez spacieux, au rez-de-chaussée d'une résidence agréable, et
disposant des équipements nécessaires à la bonne prise en charge
de leur mère. Elle avait donc décidé de bon cœur de s'occuper
d'elle. Elle ne s'attendait pas à récupérer une harpie vociférante
et acariâtre. Comme elle aimerait la ramener ! Mais sa sœur ne
comprendrait pas. Le personnel de l'établissement ne se plaignait
jamais de son attitude. Elle mangeait bien, restait discrète, un peu
revêche parfois, sans plus.
Josy pressentait une
rancœur particulière. Lui ferait-elle payer son peu de visites ?
Si elle reprenait la liste, cela faisait en moyenne une tous les
trois ans. Bien peu, elle le reconnaissait. Pour son confort, elle et
sa sœur avaient choisi un établissement situé au sud du Lot, à la
campagne, et disposant d'une météo favorable. Son emploi du temps
lui offrait peu d'occasions de parcourir une telle distance. Elle
l'appelait pourtant au moins une fois par mois, bien qu'elle soit
difficile à joindre, ayant du mal à décrocher. Mais elle
insistait, jusqu'à ce qu'enfin, elles puissent se parler. Les
conversations étaient courtes, sèches. Elles n'avaient rien à se
dire. À qui la faute ?
Quelles que soient les
motifs de son attitude, Josy n'en pouvait plus. Un mois de torture
psychologique avait eu raison de son amour. Elle ne reconnaissait
plus sa mère, et avait le sentiment d'abriter un être diabolique,
uniquement motivé par le souci de la rendre folle. Et sur le point
d'y parvenir ! Elle devait trouver une solution, rapidement...
Les hurlement de la
mégère s'interrompirent, plongeant la pièce au sein d'un cocon de
silence bienfaisant. Le sommeil s'empara de son esprit tourmenté.
Puis elle sursauta
soudain.
Aucun bruit. Rien. Elle
vérifia sa montre, à peine quinze heures. Étrange.
Depuis le 17 mars
après-midi, du matin jusqu'au soir, un brouhaha incroyable résonnait
par le plafond. On distinguait des roulements, parfois comme si
quelqu'un jouait à la pétanque, parfois comme si un véhicule
roulait, des coups, des sonneries, des cris, et autres bruissement
divers et variés difficiles à identifier. Et par dessus ce
capharnaüm, la voix de la mère qui tentait de juguler l'énergie de
ses monstres de trois, cinq et sept ans...
Alors qu'elle préparait
la soupe, une sorte d'apocalypse faisait encore trembler les murs. Et
à présent, plus rien du tout.
Intriguée, elle se leva,
pieds nus et prenant soin de ne faire aucun bruit, elle sortit de la
chambre pour s'approcher de la porte d'entrée.
Par le judas, elle
observa la cage d'escalier. Des voix lui parvenaient faiblement. La
curiosité la saisit à tel point qu'elle eut la tentation d'ouvrir.
Elle résista, et enfin, vit descendre un homme vêtu d'une gabardine
noire et d'un chapeau assorti. Derrière lui le suivait madame
Harnold, sa voisine du dessus. Ils portaient à deux une sorte de
tapis roulé en boule.
Ils échappèrent à
l'angle de vision. Elle se précipita alors dans la cuisine dont la
fenêtre menait sur la rue. Ils suivirent l'allée de gravillons,
passèrent le portail sécurisé, et déposèrent le paquet à
l'arrière d'un véhicule, qu'elle pensa reconnaître malgré la
clôture grillagée, un C5 blanc. Cette fois elle n'y tint plus, et
jaillit hors de l'appartement, en oubliant toute discrétion. Elle
ignora les hurlements de sa mère qui percutèrent son dos au moment
où elle franchissait le seuil.
Mme Harnold s'immobilisa
face à elle. Ses yeux rougis s'auréolaient d'un noir de charbon,
semblable à ceux d'un raton-laveur. Elle se détendit soudain, et
s'empara d'un carnet dans la poche arrière de son jean. Elle déchira
une feuille et la lui tendit.
— Vous savez, il
m'arrive de l'entendre, parfois. Je sais que vous me comprenez. Ce
numéro circule de porte en porte. C'est un peu cher, mais vous
verrez... le bouche-à-oreilles est élogieux. Vous l'appelez et dès
le lendemain, vos problèmes s'évaporent...
Josy prit la feuille
d'une main tremblante, le cœur en arrêt. Observa d'un œil éberlué
sa voisine qui montait l'escalier, les épaules basses.
Encore estomaquée, elle
enregistra le numéro dans son smartphone et retourna chez elle. La
vieille bique s'était levée, et déambulait dans le couloir, ployée
sur son déambulateur.
— Que fais-tu !
— Je me débrouille,
puisque tu ne t'occupes pas de moi. J'ai soif, alors je vais me
servir. J'ai le droit ou il faut que je crève sur mon fauteuil ?
J'ai gueulé pendant deux heures !
— Il y avait ta
bouteille posée à côté de l'assiette de soupe.
— J'en veux de la
pétillante, imbécile !
— Depuis quatre
semaines que tu es ici, tu ne m'en as jamais demandé. Et comme je
n'en bois pas...
— Ça va, j'ai compris.
Ça aussi c'est en pénurie !
Josy abandonna. La
vieille continua pourtant sa marche forcée jusqu'au réfrigérateur.
L'ouvrit, observa longuement l'intérieur, remua les victuailles, en
fit choir plusieurs, par bonheur rien de cassable, et maugréa de
dépit avant de repartir vers le salon. Au passage, elle écrasa le
pied de sa fille.
— Écarte-toi, pauvre
sotte, c'est déjà assez difficile comme ça !
En serrant les dents,
Josy alla ramasser ce qui était par terre. Elle en profita pour
jeter la feuille de madame Harnold à la poubelle.
Sa décision était
prise, mais ne l'était-elle pas depuis près d'une heure, déjà ?
De retour dans sa
chambre, elle appela. Une voix grave et sèche lui répondit presque
aussitôt.
Le lendemain, personne ne
se présenta. Le surlendemain non-plus. Pas plus que le jour suivant,
et le jour d'après. Et sa mère devenait de plus en plus exécrable,
de plus en plus violente. Elle déployait une force étonnante, se
dressait parfois hors de son fauteuil comme poussée par un ressort
et jetait assiettes, verres, couvert au sol avec rage.
Ses yeux fous lançaient
des éclairs de haine pure.
A bout de nerfs, Josy
allait réitérer son appel, lorsque quelqu'un frappa à la porte.
Par le judas, elle reconnut l'homme au chapeau. Un soupir s'échappa
de sa poitrine, elle ouvrit avec précipitation, et laissa l'individu
pénétrer dans le couloir. Il dégaina aussitôt un pistolet au
canon allongé d'un silencieux.
— J'ai eu peur que vous
ayez oublié. Elle est là, juste devant vous.
— Il y a méprise
madame. Je ne m'occupe que des enfants.
Josy resta muette. Au
dessus de l'épaule du nettoyeur, elle vit avec horreur sa mère se
lever, et brandir le feuillet froissé de sa voisine, en lui offrant un grand
sourire édenté...