samedi 11 avril 2020

L'auxiliaire parental


La vieille dame, assise au fond de son fauteuil rembourré d'un épais coussin, serrait les mâchoires avec obstination. Ses mains se crispaient sur les accoudoirs, à s'en blanchir les phalanges.
Josy lui présentait une cuiller de potage fait maison, confectionné avec ses légumes préférés. Pourtant, rien à faire. Elle ne voulait pas ouvrir la bouche.
— Allons, maman, tu l'aimes cette soupe, c'est toi qui m'a appris la recette.
Après avoir roulé des yeux pour signifier son désaccord, l'intéressée se détendit, et accepta de gober ce que Josy lui présentait.
Et le recracha aussi, maculant sa robe de chambre d'une traînée verte semblable à du vomi.
— Voyons, il faut que tu manges !
— Encore faudrait-il que ce soit mangeable, pauvre idiote ! Que t'ai appris à préparer ce brouet, moi ? Ne me mets pas ça sur le dos, s'il te plaît. C'est infect ! Je veux mes génoises à la fraise.
— Nous en avons déjà parlé, maman...
— Et alors ? Ça a changé quoi ?
— Les magasins de la ville ne vendent plus ta marque préférée. Il y a rupture de stock. Ce que je te prépare ne te conviens jamais, et je ne peux pas parcourir la région pour trouver un supermarché qui en vendrait encore, je risquerais de me prendre une contravention.
— C'est bien pratique. À la télé, ils affirment qu'il n'y aucune pénurie. Je ne l'invente pas, c'est Pernaut qui l'a dit.
— Pas de pénurie en général, mais ta marque de gâteau...
— J'en veux, tu entends ! Ça fait une semaine que je n'en ai plus, et ça commence à bien faire ! Tu vas m'en trouver, un point c'est tout !
— Bon, je laisse l'assiette ici. Si tu changes d'avis, appelle-moi.
Josy alla s'enfermer dans sa chambre. La vieillarde la couvrit d'invectives et d'insultes. Ça dura plusieurs minutes. Sans doute des dizaines. Peut-être des centaines. Se lever lui demandait un gros effort, en usant d'un déambulateur, elle tremblait trop fort pour tenir un objet avec précision, à tel point qu'elle disposait d'un vieux téléphone fixe à cadran, pour appeler ses amies ou les membres de sa famille, mais ses cordes vocales demeuraient en parfait état. Des larmes coulèrent sur les joues de la quinquagénaire, dénuées de sanglots. Elle se sentait trop épuisée pour pleurer convenablement.
Comme elle regrettait de l'avoir sortie de son Ehpad ! Juste avant le confinement total, en concertation avec sa sœur, cela semblait pourtant la meilleure chose à faire. Josy était celle des deux qui proposait un logement assez spacieux, au rez-de-chaussée d'une résidence agréable, et disposant des équipements nécessaires à la bonne prise en charge de leur mère. Elle avait donc décidé de bon cœur de s'occuper d'elle. Elle ne s'attendait pas à récupérer une harpie vociférante et acariâtre. Comme elle aimerait la ramener ! Mais sa sœur ne comprendrait pas. Le personnel de l'établissement ne se plaignait jamais de son attitude. Elle mangeait bien, restait discrète, un peu revêche parfois, sans plus.
Josy pressentait une rancœur particulière. Lui ferait-elle payer son peu de visites ? Si elle reprenait la liste, cela faisait en moyenne une tous les trois ans. Bien peu, elle le reconnaissait. Pour son confort, elle et sa sœur avaient choisi un établissement situé au sud du Lot, à la campagne, et disposant d'une météo favorable. Son emploi du temps lui offrait peu d'occasions de parcourir une telle distance. Elle l'appelait pourtant au moins une fois par mois, bien qu'elle soit difficile à joindre, ayant du mal à décrocher. Mais elle insistait, jusqu'à ce qu'enfin, elles puissent se parler. Les conversations étaient courtes, sèches. Elles n'avaient rien à se dire. À qui la faute ?
Quelles que soient les motifs de son attitude, Josy n'en pouvait plus. Un mois de torture psychologique avait eu raison de son amour. Elle ne reconnaissait plus sa mère, et avait le sentiment d'abriter un être diabolique, uniquement motivé par le souci de la rendre folle. Et sur le point d'y parvenir ! Elle devait trouver une solution, rapidement...
Les hurlement de la mégère s'interrompirent, plongeant la pièce au sein d'un cocon de silence bienfaisant. Le sommeil s'empara de son esprit tourmenté.
Puis elle sursauta soudain.
Aucun bruit. Rien. Elle vérifia sa montre, à peine quinze heures. Étrange.
Depuis le 17 mars après-midi, du matin jusqu'au soir, un brouhaha incroyable résonnait par le plafond. On distinguait des roulements, parfois comme si quelqu'un jouait à la pétanque, parfois comme si un véhicule roulait, des coups, des sonneries, des cris, et autres bruissement divers et variés difficiles à identifier. Et par dessus ce capharnaüm, la voix de la mère qui tentait de juguler l'énergie de ses monstres de trois, cinq et sept ans...
Alors qu'elle préparait la soupe, une sorte d'apocalypse faisait encore trembler les murs. Et à présent, plus rien du tout.
Intriguée, elle se leva, pieds nus et prenant soin de ne faire aucun bruit, elle sortit de la chambre pour s'approcher de la porte d'entrée.
Par le judas, elle observa la cage d'escalier. Des voix lui parvenaient faiblement. La curiosité la saisit à tel point qu'elle eut la tentation d'ouvrir. Elle résista, et enfin, vit descendre un homme vêtu d'une gabardine noire et d'un chapeau assorti. Derrière lui le suivait madame Harnold, sa voisine du dessus. Ils portaient à deux une sorte de tapis roulé en boule.
Ils échappèrent à l'angle de vision. Elle se précipita alors dans la cuisine dont la fenêtre menait sur la rue. Ils suivirent l'allée de gravillons, passèrent le portail sécurisé, et déposèrent le paquet à l'arrière d'un véhicule, qu'elle pensa reconnaître malgré la clôture grillagée, un C5 blanc. Cette fois elle n'y tint plus, et jaillit hors de l'appartement, en oubliant toute discrétion. Elle ignora les hurlements de sa mère qui percutèrent son dos au moment où elle franchissait le seuil.
Mme Harnold s'immobilisa face à elle. Ses yeux rougis s'auréolaient d'un noir de charbon, semblable à ceux d'un raton-laveur. Elle se détendit soudain, et s'empara d'un carnet dans la poche arrière de son jean. Elle déchira une feuille et la lui tendit.
— Vous savez, il m'arrive de l'entendre, parfois. Je sais que vous me comprenez. Ce numéro circule de porte en porte. C'est un peu cher, mais vous verrez... le bouche-à-oreilles est élogieux. Vous l'appelez et dès le lendemain, vos problèmes s'évaporent...
Josy prit la feuille d'une main tremblante, le cœur en arrêt. Observa d'un œil éberlué sa voisine qui montait l'escalier, les épaules basses.
Encore estomaquée, elle enregistra le numéro dans son smartphone et retourna chez elle. La vieille bique s'était levée, et déambulait dans le couloir, ployée sur son déambulateur.
— Que fais-tu !
— Je me débrouille, puisque tu ne t'occupes pas de moi. J'ai soif, alors je vais me servir. J'ai le droit ou il faut que je crève sur mon fauteuil ? J'ai gueulé pendant deux heures !
— Il y avait ta bouteille posée à côté de l'assiette de soupe.
— J'en veux de la pétillante, imbécile !
— Depuis quatre semaines que tu es ici, tu ne m'en as jamais demandé. Et comme je n'en bois pas...
— Ça va, j'ai compris. Ça aussi c'est en pénurie !
Josy abandonna. La vieille continua pourtant sa marche forcée jusqu'au réfrigérateur. L'ouvrit, observa longuement l'intérieur, remua les victuailles, en fit choir plusieurs, par bonheur rien de cassable, et maugréa de dépit avant de repartir vers le salon. Au passage, elle écrasa le pied de sa fille.
— Écarte-toi, pauvre sotte, c'est déjà assez difficile comme ça !
En serrant les dents, Josy alla ramasser ce qui était par terre. Elle en profita pour jeter la feuille de madame Harnold à la poubelle.
Sa décision était prise, mais ne l'était-elle pas depuis près d'une heure, déjà ?
De retour dans sa chambre, elle appela. Une voix grave et sèche lui répondit presque aussitôt.
Le lendemain, personne ne se présenta. Le surlendemain non-plus. Pas plus que le jour suivant, et le jour d'après. Et sa mère devenait de plus en plus exécrable, de plus en plus violente. Elle déployait une force étonnante, se dressait parfois hors de son fauteuil comme poussée par un ressort et jetait assiettes, verres, couvert au sol avec rage.
Ses yeux fous lançaient des éclairs de haine pure.
A bout de nerfs, Josy allait réitérer son appel, lorsque quelqu'un frappa à la porte. Par le judas, elle reconnut l'homme au chapeau. Un soupir s'échappa de sa poitrine, elle ouvrit avec précipitation, et laissa l'individu pénétrer dans le couloir. Il dégaina aussitôt un pistolet au canon allongé d'un silencieux.
— J'ai eu peur que vous ayez oublié. Elle est là, juste devant vous.
— Il y a méprise madame. Je ne m'occupe que des enfants.
Josy resta muette. Au dessus de l'épaule du nettoyeur, elle vit avec horreur sa mère se lever, et brandir le feuillet froissé de sa voisine, en lui offrant un grand sourire édenté...