samedi 12 décembre 2015

L'escalier


J'ai longuement étudié pour en arriver là. Je mérite ma place, mon rang. Je suis envié et détesté pour cela.
Chaque marche menant au sommet fut une épreuve. Pas de bienveillance, aucune pitié. Nous étions des milliers dans la course. Nous voulions tous atteindre la consécration. Nos diplômes abreuvaient notre motivation, les idées fourmillaient dans nos esprits. Toutes les firmes du monde ouvraient les cuisses devant nos neurones avides. Notre intelligence et notre audace dessinaient les voies conduisant vers un horizon de richesses et de voluptés.
Seulement, nous étions trop nombreux pour atteindre le sommet ; seuls les meilleurs pouvaient y prétendre.
La vraie compétence n'est pas tant de savoir-faire, mais de mettre en valeur son savoir-faire. Trouver des niches, des soutiens. Je le compris très vite, car plus j'apportai de propositions, plus les portes se refermaient sur moi, les évaluateurs les jugeant saugrenues, stupides, inopérantes, alors qu'il me suffisait de lier connaissance avec les élites pour trouver grâce à leurs yeux. D'alliances en copinages, de compromissions en trahisons, je parvins enfin à m'imposer. J'eus un grand succès.
En quelques années, je franchis les niveaux en rencontrant si peu d'embûches...
Je devins très vide incontournable. Les médias me sollicitaient de toutes parts, les journaux, les radios, les émissions de télé. Mon conseiller en communication m'orienta vers les créneaux les plus porteurs ce qui me permit de me sacraliser en tête d'affiche au même titre qu'un sportif ou qu'un acteur « bankable »... Je m'amusais vraiment.
De soirées « show-biz » en orgies mondaines, je poursuivais ma route vers les cieux, passant de pallier en pallier, porté par le vent du succès. Un simple mot d'esprit suffisait à écarter les détracteurs. Une vanne de lycéen, rien de plus. Les ducs et les duchesses les estimaient désopilantes...
Cette folie populaire me porta à la plus haute marche de l'escalier, dans le plus haut appartement de la plus haute tour de la capitale. Là où je pus en toute décontraction observer les foules, pressées autour de mon immeuble, avides d'espoirs, perclues de haine, tremblantes d'implorations. Je les observais avec fascination. Ainsi, ces êtres insignifiants désiraient ardemment un salut, un salut venant de ma volonté. Je trouvais cela charmant. Emouvant.
Par cette large baie vitrée surplombant la ville, je toise cette assemblée de pauvres, de chômeurs, d'ouvriers, de cadres bas de gamme, d'indépendants en crise, et je réfléchis à la meilleure façon de me rapprocher de leur détresse, de leurs espoirs...
Alors je me tourne vers le mini-bar. J'y trouve de nombreuses bouteilles aptes à me confondre avec le peuple de ce beau pays. Je bois verre sur verre. Je bois jusqu'à l'ivresse.
Et je pense à vous, mes chers électeurs.
Je vous aime.


samedi 27 juin 2015

Sulfure

 — Bonjour, monsieur Bertier.
Le vieil homme ne répond pas, ne jette pas un seul regard dans ma direction. Je suis invisible à ses yeux. Nous étions pourtant les meilleurs amis au monde, avant que la mort ne m'emporte, je m'en souviens très bien. Paul Bertier, je le surnommais Paulo. Ces familiarités me sont à présent défendues. Je ne devrai d'ailleurs pas tenter de communiquer avec lui. Le régisseur me l'interdit, et pas seulement lui. Des gens très importants, médecins, informaticiens, politiciens, m'ont expliqué en détail les honneurs et les désagréments de ma nouvelle condition. J'avais une chance inestimable, d'après eux. Mon décès n'était pas définitif, Dieu soit loué ! Je bénéficiais d'une nouvelle vie, peut-être étais-je même immortel ! Bien sûr, cet honneur s'accompagnait d'un inconvénient majeur, celui de ne plus être reconnu et de ne plus pouvoir être entendu. C'était difficile à supporter, au début, mais l'on m'assurait que tout irait bien avec le temps. Etre utile à la société au-delà du trépas, n'était-ce pas une consécration ? Si seulement Anne avait suivi le même traitement, nous serions ensemble, à servir nos concitoyens avec abnégation, côte à côte ! N'était-ce pas enviable ?
Ils avaient raison sur un point. Anne me manque. Cela fait dix ans qu'un cancer l'a emporté. Pour elle, la mort est définitive. J'en souffre, mais c'est peut-être préférable. La mienne se poursuit, inlassablement et j'avoue avoir du mal à apprécier ce privilège...
— Bonjour, madame Zalberg.
Suzette Zalberg, dite Zaza, lors de nos interminables parties de cartes, disparaît de la fenêtre d'où elle était penchée... sans me répondre et sans me voir...
Je me détourne, écœuré. Ai-je mérité cette nouvelle existence ?
Durant plus de cent ans, le respect des règles, des normes et des conventions ont dicté mon quotidien. Levé chaque jour à l'aube ; d'une ponctualité irréprochable pour occuper mon poste. Couché à minuit. Deux repas à heure fixe. Jamais de retards, jamais de débordements. Après un mariage solennel, bien dans la tradition, je n'ai honoré Anne que pour procréer nos huit enfants. Huit rapports prudes (même si intenses), en près d'un siècle d'activité sexuelle, combien peuvent se vanter d'avoir joué le jeu à un tel niveau de zèle ? J'ai été heureux dans le cadre de ces préceptes. J'étais heureux à plus d'un titre : j'occupais une place honorable dans la société et je savais qu'en étant un bon citoyen, j'aurais accès à une éternité de bonheur. La télé me l'avait promis. Anne me l'avait promis. Le curé me l'avait promis.
Sans être fanatique, j'avais respecté à la lettre les obligations morales de ma religion. J'aurais dû accéder au paradis. Au lieu de ça, j'en suis réduit à rencontrer mes anciens amis sans pouvoir me faire entendre, et à subir les reproches incessants d'un superviseur électronique, aussi rigide qu'un câble de cuivre...
« Vous êtes en retard, n° 45187 ! Cela fait sept fois cette semaine. Vous avez tenté à quarante-huit reprises de forcer vos répliques automatisées. Concentrez-vous sur votre tâche. Elle est utile. Elle est précieuse. Votre ponctualité et votre sérieux ont toujours été vos forces, soyez-en digne dans votre nouvelle vie ! »
Tu parles ! Toujours fidèle au poste, toujours à l'heure, toujours au garde-à-vous. J'ai bien servi la société, même durant ma retraite, je continuais à faire du bénévolat. Quelle bonne poire ! Et maintenant je dois retourner au boulot ! Et l'on exige du rendement, de la productivité... pour le bien de tous... Je devrais dire merci, sans doute...
Le cerveau artificiel que l'on m'a greffé dès l'adolescence à la suite d'une violente méningite dispose d'une durée de vie de plusieurs siècles. Cette technologie appartient à l'Etat ; elle a par conséquent été récupérée en vue d'un recyclage officiel, lorsque mon corps a succombé.
Ramasser, avaler, rouler, déverser, ainsi se définit mon quotidien. On a fait de moi une benne à ordures, une machine très utile, indispensable. Je peux le comprendre, mais n'ai-je pas droit au repos ?
Quand j'aurai trouvé le moyen de reprogrammer ma routine de trajet, je vais leur apprendre, moi, ce que je pense de cet honneur ! Mon moteur est robuste, mes batteries sont chargées à bloc, je vais parcourir ce monde, rouler à n'en plus finir. Tant pis pour les poubelles !



samedi 20 juin 2015

Au scalpel...

— Cessez de vous gratter et allumez la lumière, que diable !
Le frottement de tissu et de peau se poursuivit encore un moment, puis se conclut sur un gloussement guttural.
— Pardonnez-moi, mon ami, dit le schizophrène en rallumant le néon, je me masturbais. Il eut été, je le pense, très inconvenant de m'exhiber à découvert.
Cette précaution toucha sincèrement Humphrey, mais la tâche poisseuse engluant le ciment à quelques centimètres de ses pieds, l'emplit d'un dégoût outragé.
— Vous auriez pu m'avouer votre homosexualité sans user de violence, fit-il remarquer à son bourreau.
— Que dites-vous ? Homosexuel, moi ? Allons...
— Comprenez-moi, ce geste est assez ambigu...
— C'est une question d'interprétation. Je suis ému par la situation, voilà tout. Je vous ai trompé, abusé, et attaché sur cette chaise. Vous êtes à ma merci, je vous domine, et cela m'excite...
— Je vois. Toutefois, puisque vous semblez à présent satisfait, avez-vous encore besoin de me tenir ainsi captif ?
Le jeune homme émit un rire élégant. Sa grande silhouette filiforme tremblota légèrement sous l'action du diaphragme. Son visage souriant à la coiffure gominée se tourna vers Humphrey :
— Je ne suis en rien satisfait. Juste apaisé...
— C'est une jolie nuance.
Le déséquilibré fit quelques pas, l'air pensif. Sous la lueur diffuse du néon, il paraissait aérien, majestueux. Son costume sur mesure épousait à merveille chaque relief de son corps. À une posture rigide s'opposait une démarche souple et assurée. Humphrey le voyait comme un athlète de haut niveau se conformant à un port altier en tout point aristocratique.
Depuis combien de temps était-il captif en ce lieu poussiéreux et malfamé ? Pas plus de deux jours, mais le siège manquait de confort et son fessier s'engourdissait. Ses articulations accusaient son âge. Son vieux corps asséché manquait d'air, d'eau et de soleil...
— Qu'allez-vous faire de moi ?
— N'est-ce pas évident ? Rétorqua le psychopathe en s'immobilisant, le sourcil levé.
Sans s'expliquer, il se dirigea dans un coin sombre de la cave, derrière un rayon de bouteilles de vin, puis revint en traînant une table roulante. Sur la plaque métallique scintillaient divers instruments chirurgicaux.
— Est-ce plus clair ?
Humphrey fut pris d'une vive excitation à la vue de ces outils si familiers. Une érection douloureuse déforma son pantalon. Quelle émotion étonnante, presque oubliée ! Combien de fois les avait-il utilisés ? Des milliers d'images issues du passé prirent d'assaut sa mémoire tourmentée. Les plaisirs d'autrefois se conjuguèrent avec effroi à la détresse du présent.
— Cette mise en scène n'est pas un hasard, n'est-ce pas ? Vous savez bien des choses à mon sujet...
— Je le sais, confia soudain le dingue en approchant son beau visage du sien, car je sais qui tu es...
Humphrey ferma les yeux. Les souvenirs s'accumulaient, s'enchevêtraient en un horrible maelstrom dans son esprit. Le métal sifflait, crissait, les lames tranchaient, hachaient, le sang giclait, s'écoulait. Les hurlements, la douleur infligée, ces délices des temps anciens, se fondaient en un horizon obscur et effrayant.
— Tu me connais Humphrey, reprit le tueur, tu me connais, car tu sais qui tu es... Humphrey Loos... ce redoutable prédateur...
Humphrey accepta ce qualificatif avec orgueil... prédateur...
Le scalpel apparut devant son nez et se planta dans son œil droit... Le hurlement du vieillard emplit la cave en résonnant, le sol trembla, les murs se fissurèrent, le plafond se fendit en deux, le néon vacilla. La souffrance tel un séisme vibrait de sa poitrine oppressée, et rien en ce lieu de perdition ne le sauverait de son châtiment. La mort s'était déjà présentée... Et ce jeune furieux... imitait ses prestations passées. À la perfection...

— Je te connais, affirma le tortionnaire, car je sais qui je suis...

dimanche 7 juin 2015

La tronçonneuse de l'enfer...

Le tueur se rapproche. J'entends le moteur de sa tronçonneuse, et les déchirures de la lame contre le bois lorsqu'il déblaie la végétation située sur son passage. Je cours de toutes mes forces, la poitrine en feu, la gorge asséchée. Rien à faire, il avance plus vite que moi. Je sens presque son souffle sur ma nuque. Il va bientôt me rejoindre. Pourtant, il se contente de marcher tandis que moi, je me rue en avant, déployant toute mon énergie...
Je jaillis soudain dans une clairière. Je rencontre des tentes, de petites canadiennes, une dizaine disposée en cercle. J'interprète cela comme un signe, une aubaine. J'ai besoin de ralentir mon bourreau, ces imbéciles de campeurs vont me servir d'appâts.
Le psychopathe sort des ombres, révélé par les premières lueurs de l'aube et apparaît dans toute son horreur. Très grand, vêtu d'un jean crasseux et d'une chemise épaisse à carreaux rouges, son instrument de torture semble avoir été autrefois un outil de travail. Je croise son regard vitreux, seule partie de son visage non masquée. Il est presque blanc, mort. La terreur me pousse à oublier tout scrupule.
J'assène des coups de pied dans les toiles. Des grognements endormis se dégagent des tissus maltraités.
Les occupants bougent, s'interpellent, j'estime les avoir suffisamment dérangés. Maintenant, je reprends ma course, en redoublant d'efforts. Je dois en profiter.
La tronçonneuse entre en action. Des hurlements s'élèvent dans le ciel, résonnent en écho. Mon plan a fonctionné. Écharper ces malheureux va l'occuper un certain temps. Une échappatoire est proche, je le sais. Les lieux me sont familiers.
Je débouche enfin sur la rive du fleuve. Ici ma fuite est aisée, les branchages et les fougères n'entravent plus ma progression. Une embarcation repose sur les eaux sombres, à quelques centaines de mètres. J'oublie un peu ma fatigue, m'efforce d'ignorer la douleur brûlant mes cuisses et mes mollets. Le chemin est dégagé.
J'y suis presque.
Ma main s'avance vers les cordes d'amarrage lorsque tout à coup, quelque chose me happe par-derrière, par la ceinture. On me soulève, et on me jette comme une vulgaire poussière balayée par le vent. Je m'élève dans les airs, pauvre volatile sans aile et je m'effondre lamentablement sur la rive du fleuve, les os brisés, le cœur dilué.
À peine me suis-je redressé que l'assassin se jette sur moi. Par réflexe, je me protège d'un bras, et observe avec stupeur plusieurs doigts tomber sur le sol. Le tranchant de la tronçonneuse se plante dans mon front, émet un grincement atroce et s'enfonce plus profondément au travers de mon visage, déchiquetant mes chairs et broyant mon squelette. Je suis planté debout sans pouvoir bouger. J'assiste impuissant à la section – la dissection même – de mon pauvre corps. Mes viscères se déversent sur mes pieds, mes organes fendus libèrent des flots de sang impressionnants, et lorsque la chaîne s'extrait enfin par l'aine, mes génitoires suivent le mouvement. Et je tombe de part et d'autre de moi-même.
L'un de mes yeux aperçoit le gardien, ce maudit rottweiler à trois têtes. Il était bien caché, le bougre ! Il m'a encore battu...
Bientôt, je reviendrai, poursuivi par un autre tueur, ou le même, dans cette forêt ou un autre lieu. Et je réessayerai de rejoindre la barque. C'est mon châtiment, mon défi. Et lui sortira de sa niche pour m'en empêcher...
Saleté de clébard !


dimanche 10 mai 2015

Ma douce

Viens à moi, ma douce. Notre relation est platonique depuis trop longtemps.
Oh ! Nous n'irons peut-être pas jusqu'au bout. Pas ce soir. Mais nos deux corps ne peuvent plus ignorer les troubles dont ils sont affligés. Nous sommes tous les deux, dans cette chambre éclairée d'une simple veilleuse, nimbant nos peaux d'un film ambré. Les ténèbres nous entourent. Nous sommes une île.
Je crois rêver.
Tu es là, si belle, dans cette jolie robe. Qu'il me tarde de l'enlever ! De te découvrir.
Non, pas maintenant. J'entends ta respiration saccadée, ce souffle court saisi de trouble et d'appréhension. Tu as peur. Je suis attendri. Je ferais attention. Je serais le plus doux des amants.
Je me penche vers toi, respire ton odeur. Tu sens le miel, la paille fraîchement coupée. Mon sang déjà enflammé entre en ébullition. Mon cœur vibre. Mes mains se posent sur toi. Des épaules jusqu'aux hanches, je me délecte de tes formes si tendres. Mon esprit vacille. Je t'allonge sur le lit. Que tu es légère, emportée par cette volupté divine ! Je glisse mes doigts sur ta cheville, remonte ta robe. C'est si doux. Je caresse ta culotte, une jolie culotte de coton blanc à poids roses. C'est mignon. Je ne l'abaisse pas. Ce n'est pas encore le moment.
J'essuie les larmes sur tes joues. Avec délicatesse. Je souris.
Moi aussi, la première fois, j'ai pleuré.

Et moi aussi, j'avais quatre ans...

mardi 31 mars 2015

Epave

Depuis combien de temps vis-je ici, dans l'épave de mon avion, crashé au milieu de nulle part, sur une terre abandonnée ?
J'ai cessé de compter les jours. De toute manière, chaque matin, c'est le même scénario. Trouver de quoi bouffer. Pour survivre une journée de plus. Inutile ? Peut-être. Que vaut la vie dans de telles conditions ? Peut-être est-ce de l'orgueil, de la lâcheté, du courage, mais je veux résister. Je veux vivre à tout prix, même si c'est dans le malheur, dans l'indigence, dans le désespoir. Voir le soleil se lever, se coucher, respirer l'air chaud.
Mener une existence sans avenir, sans but, sans évolution, est vouée à l'auto-destruction, les philosophes l'ont dit. D'accord, je veux bien l'admettre. On verra bien. Pour le moment, je m'accroche à la vie. Je n'ai que trente ans, putain ! Trente ans...
Je suis doué pour faire reculer l'échéance. Je mange à ma faim. J'ai la technique.
Ce lopin de terre grouille de piafs. De gros oiseaux, bien charnus ! Pas évident de les shooter avec des pierres ; mais je me suis entraîné. Pendant des heures, des jours, des semaines, des mois...
Ils vont et viennent. Je les attends, je les caillasse ! Je les mange crus. Impossible d'allumer un feu, la végétation est minimale...
Ce n'est pas évident de vivre seul dans un désert, mais j'arrive à trouver de bonnes distractions. Outre la chasse, je débusque parfois une bestiole, une minuscule vermine à quatre pattes, une souris, un mulot, juste pour jouer. Farouche, la bête s'échappe. Alors je lui cours après. Ca occupe mes journées. Elles sont chiantes, mes journées. Chasser, traquer, c'est bien, mais je suis si seul. Si seul. Putain, si seul.
Il faut que je parte.
C'est triste pour ce petit nid douillet. Je pourrai y vivre jusqu'à la fin de mes jours, soit vers cent ans, car sans alcool, sans drogue, comment raccourcir le délai ? Mais quel intérêt ? Je dois partir. Aller voir ailleurs. L'horizon m'attire. Je serais incapable d'expliquer pourquoi. Le confort relatif de cette épave d'avion ne me suffit plus. Je pense qu'il existe un ailleurs. D'où viennent ces oiseaux ? De quoi se nourrissent-ils ?
C'est décidé, je pars.
La marche est dure, bien sûr, mon corps n'est plus habitué à des efforts soutenus, mais je suis motivé.
Ce désert est moins aride que je ne le pensais. Je rencontre souvent des lapins, même s'ils m'échappent, ces enfoirés. Les oiseaux se font de plus en plus nombreux. La route est parsemée de fientes. C'est inquiétant. Je réalise peu à peu qu'ils m'entourent. J'en ai marre de ces saloperies. J'en bouffe quelques-unes. Normal. J'en maîtrise la technique, mais l'inquiétude est tenace. Combien y en a-t-il autour de moi ? Des milliers, des dizaines de milliers...
J'en tue autant que je peux. Je suis repu, j'en fais des indigestions, et je ne peux plus supporter de les voir tourner au-dessus de ma tête.
Ils sont des millions autour de moi, ces oiseaux. Le massacre est vain. C'est presque drôle.
Ils mangent probablement les petits mammifères, souris, mulots, lapins...
Je m'inquiète.
Ils forment une sorte d'essaim au-dessus de ma tête. Je ne porte aucun bagage, pourtant je sens un poids peser sur mes épaules. Cette présence m'oppresse. La fatigue me terrasse. J'ai besoin de me poser durant quelques jours. Je suis jeune, mais pas sportif... Ces conditions difficiles m'indisposent. J'ai des douleurs stomacales. Ces foutus volatiles sont de vraies poubelles volantes !
Par bonheur, je parviens à capturer un lapin ; un lapereau. Cet imbécile s'est jeté sur moi pour fuir un piaf, et d'un coup de talon, je l'ai aplati. Paf ! Dans le mille ! J'en pleure ! Il y a un peu de végétation ici. Des touffes d'herbe sèche. J'ai un briquet dans ma poche. J'allume un feu. La viande cuite est savoureuse. Par comparaison, celle des oiseaux a un goût de purin. Infecte !
Je m'installe. Mon logis est fait de pierre, un amalgame de caillasses séculaires abandonnées dans le vide. Elles forment une caverne spacieuse, l'antre idéal pour un humain redevenu primate... Mon besoin d'exploration me pousse aux tréfonds de cette construction naturelle. Je descends, tel un spéléologue, dans des cavités suffisamment larges pour me permettre de revenir sur mes pas, en cas de besoin. Je vais loin. Très loin. Après avoir franchi des kilomètres sous le désert, je tombe sur un endroit inespéré. Un endroit incroyable, surnaturel.
Dans ces formations rocheuses austères et improbables, s'érige une sorte de village, fait de masures de pierres branlantes, de plantations rachitiques où apparaissent de maigres fruits verdâtres, des tomates peut-être. Je n'en crois pas mes yeux.
Je croise un regard. Un regard humain. L'impossible devient donc réalité. Je ne suis pas le seul être humain sur cette terre infecte. Où suis-je allé à bord de cet avion stupide ? Vers le nord, vers le sud ? Je n'en sais rien. Je suis ici, nulle part. Et dans ce nulle part, je vois un homme. Comme moi. Une créature bipède, au visage doux et solide, à la mâchoire forte et décidée. Dans ses yeux, je vois la méfiance. Je vois la conviction. Je vois la violence.
Et je vois une sagaie voler dans le contre-jour, définir une trajectoire arquée, finir sa course sur moi. Elle me pourfend la poitrine... Je tombe dos au sol. Le ciel de pierre se fait tombeau.
Nulle tragédie dans ce geste, juste une continuité... Ainsi survit l'humanité.

En tuant l'inconnu qui lui ressemble...

mardi 24 février 2015

Je te défèque, maman...

Qu'espérais-tu en procréant, charogne ?
Donner un sens à ta vie, gagner une reconnaissance sociale, bénéficier d'une allocation ?
Quelle belle réussite ! Je suis venu au monde dans la douleur et j'y suis resté. Ne compte pas sur moi pour te remercier. Tu me trouves ingrat ? M'offrir une existence aurait dû me combler ? Pauvre dégénérée ! Etre sur terre ne suffit pas.
Tu aurais dû être ma mère.
Enfermé dans cette cave humide, j'ai chassé rats et souris pour satisfaire ma faim et ma soif. Oh ! Tu ne m'avais pas abandonné. Parfois, je trouvais des restes sur le seuil de ma cellule. Je mâchais le gras, rongeais les os, aspirais le jus. La vermine avait meilleur goût...
J'ai rampé de longues années avant de pouvoir me dresser sur mes deux pieds. Etre humain n'était pas naturel pour moi. Je ne parlais aucune langue. Communiquer ne m'aurait servi à rien, car j'étais seul, complètement seul, perdu dans l'ombre. Je craignais ta présence. Tes visites annonçaient douleurs et privations. Tu me battais, tu me punissais, pour des crimes dont je n'avais pas idée. Des crimes nés de ton esprit...
Sans un coup du sort, je serais resté enfermé toute ma vie, sans personne pour m'entendre, me comprendre, m'aimer... J'aurais grandi en pourrissant...
Le séisme a tout changé.
Le sol s'est fissuré, la maison s'est écroulée. J'ai profité des éboulements pour me faufiler dans les ouvertures. Des pierres m'ont fracassé le dos, les orteils, mais je suis sorti. J'avais dix ans. Cette liberté m'a paru vertigineuse. Oubliant la douleur, j'ai couru longuement, avant d'être recueilli par des gens. De vraies personnes. J'étais trop faible pour lutter.
L'école m'a façonné différemment. De bête, je suis devenu homme. J'ai oublié le goût des rats. J'ai connu des amis, des filles. Mon intellect s'est développé, mon corps a changé. La société me proposait de multiples orientations. J'aurai pu trouver ma voie, être enfin heureux.
Mais je ne t'ai jamais oublié. À la première occasion, je suis parti à ta recherche. Cela n'a pas été long. Je me suis présenté à ta porte, dans cette barre HLM sordide où tu avais été relogée.
Tu as ouvert, pauvre folle ! Tu ne m'as pas reconnu. Ton agressivité ne m'impressionnait plus. J'étais adulte à présent. Mon cœur avait durci.
Tu es tombé sur le plancher crasseux. Ton regard s'est agrandi progressivement. Enfin, tu ouvrais les yeux. Je venais pour toi, gentille maman !
Mes papilles avaient oublié la saveur de la vermine. Il était temps d'y revenir. J'avais vraiment faim...
Mon couteau a tranché, lardé, découpé, équarri... De beaux morceaux ont garni le réfrigérateur. Tout mon talent de cuisinier a été mobilisé. Je t'ai préparée à la poêle, au four, au gril, accompagnée de pommes de terre, de haricots rouges, de champignons, agrémentée de sauces au poivre, de confit d'échalote, d'olives... J'ai passé près d'une semaine à te dévorer.
Au fur et à mesure, j'ai déversé les vestiges de mes repas dans une urne.

Ainsi ont été célébrées tes funérailles...