samedi 27 juin 2015

Sulfure

 — Bonjour, monsieur Bertier.
Le vieil homme ne répond pas, ne jette pas un seul regard dans ma direction. Je suis invisible à ses yeux. Nous étions pourtant les meilleurs amis au monde, avant que la mort ne m'emporte, je m'en souviens très bien. Paul Bertier, je le surnommais Paulo. Ces familiarités me sont à présent défendues. Je ne devrai d'ailleurs pas tenter de communiquer avec lui. Le régisseur me l'interdit, et pas seulement lui. Des gens très importants, médecins, informaticiens, politiciens, m'ont expliqué en détail les honneurs et les désagréments de ma nouvelle condition. J'avais une chance inestimable, d'après eux. Mon décès n'était pas définitif, Dieu soit loué ! Je bénéficiais d'une nouvelle vie, peut-être étais-je même immortel ! Bien sûr, cet honneur s'accompagnait d'un inconvénient majeur, celui de ne plus être reconnu et de ne plus pouvoir être entendu. C'était difficile à supporter, au début, mais l'on m'assurait que tout irait bien avec le temps. Etre utile à la société au-delà du trépas, n'était-ce pas une consécration ? Si seulement Anne avait suivi le même traitement, nous serions ensemble, à servir nos concitoyens avec abnégation, côte à côte ! N'était-ce pas enviable ?
Ils avaient raison sur un point. Anne me manque. Cela fait dix ans qu'un cancer l'a emporté. Pour elle, la mort est définitive. J'en souffre, mais c'est peut-être préférable. La mienne se poursuit, inlassablement et j'avoue avoir du mal à apprécier ce privilège...
— Bonjour, madame Zalberg.
Suzette Zalberg, dite Zaza, lors de nos interminables parties de cartes, disparaît de la fenêtre d'où elle était penchée... sans me répondre et sans me voir...
Je me détourne, écœuré. Ai-je mérité cette nouvelle existence ?
Durant plus de cent ans, le respect des règles, des normes et des conventions ont dicté mon quotidien. Levé chaque jour à l'aube ; d'une ponctualité irréprochable pour occuper mon poste. Couché à minuit. Deux repas à heure fixe. Jamais de retards, jamais de débordements. Après un mariage solennel, bien dans la tradition, je n'ai honoré Anne que pour procréer nos huit enfants. Huit rapports prudes (même si intenses), en près d'un siècle d'activité sexuelle, combien peuvent se vanter d'avoir joué le jeu à un tel niveau de zèle ? J'ai été heureux dans le cadre de ces préceptes. J'étais heureux à plus d'un titre : j'occupais une place honorable dans la société et je savais qu'en étant un bon citoyen, j'aurais accès à une éternité de bonheur. La télé me l'avait promis. Anne me l'avait promis. Le curé me l'avait promis.
Sans être fanatique, j'avais respecté à la lettre les obligations morales de ma religion. J'aurais dû accéder au paradis. Au lieu de ça, j'en suis réduit à rencontrer mes anciens amis sans pouvoir me faire entendre, et à subir les reproches incessants d'un superviseur électronique, aussi rigide qu'un câble de cuivre...
« Vous êtes en retard, n° 45187 ! Cela fait sept fois cette semaine. Vous avez tenté à quarante-huit reprises de forcer vos répliques automatisées. Concentrez-vous sur votre tâche. Elle est utile. Elle est précieuse. Votre ponctualité et votre sérieux ont toujours été vos forces, soyez-en digne dans votre nouvelle vie ! »
Tu parles ! Toujours fidèle au poste, toujours à l'heure, toujours au garde-à-vous. J'ai bien servi la société, même durant ma retraite, je continuais à faire du bénévolat. Quelle bonne poire ! Et maintenant je dois retourner au boulot ! Et l'on exige du rendement, de la productivité... pour le bien de tous... Je devrais dire merci, sans doute...
Le cerveau artificiel que l'on m'a greffé dès l'adolescence à la suite d'une violente méningite dispose d'une durée de vie de plusieurs siècles. Cette technologie appartient à l'Etat ; elle a par conséquent été récupérée en vue d'un recyclage officiel, lorsque mon corps a succombé.
Ramasser, avaler, rouler, déverser, ainsi se définit mon quotidien. On a fait de moi une benne à ordures, une machine très utile, indispensable. Je peux le comprendre, mais n'ai-je pas droit au repos ?
Quand j'aurai trouvé le moyen de reprogrammer ma routine de trajet, je vais leur apprendre, moi, ce que je pense de cet honneur ! Mon moteur est robuste, mes batteries sont chargées à bloc, je vais parcourir ce monde, rouler à n'en plus finir. Tant pis pour les poubelles !



samedi 20 juin 2015

Au scalpel...

— Cessez de vous gratter et allumez la lumière, que diable !
Le frottement de tissu et de peau se poursuivit encore un moment, puis se conclut sur un gloussement guttural.
— Pardonnez-moi, mon ami, dit le schizophrène en rallumant le néon, je me masturbais. Il eut été, je le pense, très inconvenant de m'exhiber à découvert.
Cette précaution toucha sincèrement Humphrey, mais la tâche poisseuse engluant le ciment à quelques centimètres de ses pieds, l'emplit d'un dégoût outragé.
— Vous auriez pu m'avouer votre homosexualité sans user de violence, fit-il remarquer à son bourreau.
— Que dites-vous ? Homosexuel, moi ? Allons...
— Comprenez-moi, ce geste est assez ambigu...
— C'est une question d'interprétation. Je suis ému par la situation, voilà tout. Je vous ai trompé, abusé, et attaché sur cette chaise. Vous êtes à ma merci, je vous domine, et cela m'excite...
— Je vois. Toutefois, puisque vous semblez à présent satisfait, avez-vous encore besoin de me tenir ainsi captif ?
Le jeune homme émit un rire élégant. Sa grande silhouette filiforme tremblota légèrement sous l'action du diaphragme. Son visage souriant à la coiffure gominée se tourna vers Humphrey :
— Je ne suis en rien satisfait. Juste apaisé...
— C'est une jolie nuance.
Le déséquilibré fit quelques pas, l'air pensif. Sous la lueur diffuse du néon, il paraissait aérien, majestueux. Son costume sur mesure épousait à merveille chaque relief de son corps. À une posture rigide s'opposait une démarche souple et assurée. Humphrey le voyait comme un athlète de haut niveau se conformant à un port altier en tout point aristocratique.
Depuis combien de temps était-il captif en ce lieu poussiéreux et malfamé ? Pas plus de deux jours, mais le siège manquait de confort et son fessier s'engourdissait. Ses articulations accusaient son âge. Son vieux corps asséché manquait d'air, d'eau et de soleil...
— Qu'allez-vous faire de moi ?
— N'est-ce pas évident ? Rétorqua le psychopathe en s'immobilisant, le sourcil levé.
Sans s'expliquer, il se dirigea dans un coin sombre de la cave, derrière un rayon de bouteilles de vin, puis revint en traînant une table roulante. Sur la plaque métallique scintillaient divers instruments chirurgicaux.
— Est-ce plus clair ?
Humphrey fut pris d'une vive excitation à la vue de ces outils si familiers. Une érection douloureuse déforma son pantalon. Quelle émotion étonnante, presque oubliée ! Combien de fois les avait-il utilisés ? Des milliers d'images issues du passé prirent d'assaut sa mémoire tourmentée. Les plaisirs d'autrefois se conjuguèrent avec effroi à la détresse du présent.
— Cette mise en scène n'est pas un hasard, n'est-ce pas ? Vous savez bien des choses à mon sujet...
— Je le sais, confia soudain le dingue en approchant son beau visage du sien, car je sais qui tu es...
Humphrey ferma les yeux. Les souvenirs s'accumulaient, s'enchevêtraient en un horrible maelstrom dans son esprit. Le métal sifflait, crissait, les lames tranchaient, hachaient, le sang giclait, s'écoulait. Les hurlements, la douleur infligée, ces délices des temps anciens, se fondaient en un horizon obscur et effrayant.
— Tu me connais Humphrey, reprit le tueur, tu me connais, car tu sais qui tu es... Humphrey Loos... ce redoutable prédateur...
Humphrey accepta ce qualificatif avec orgueil... prédateur...
Le scalpel apparut devant son nez et se planta dans son œil droit... Le hurlement du vieillard emplit la cave en résonnant, le sol trembla, les murs se fissurèrent, le plafond se fendit en deux, le néon vacilla. La souffrance tel un séisme vibrait de sa poitrine oppressée, et rien en ce lieu de perdition ne le sauverait de son châtiment. La mort s'était déjà présentée... Et ce jeune furieux... imitait ses prestations passées. À la perfection...

— Je te connais, affirma le tortionnaire, car je sais qui je suis...

dimanche 7 juin 2015

La tronçonneuse de l'enfer...

Le tueur se rapproche. J'entends le moteur de sa tronçonneuse, et les déchirures de la lame contre le bois lorsqu'il déblaie la végétation située sur son passage. Je cours de toutes mes forces, la poitrine en feu, la gorge asséchée. Rien à faire, il avance plus vite que moi. Je sens presque son souffle sur ma nuque. Il va bientôt me rejoindre. Pourtant, il se contente de marcher tandis que moi, je me rue en avant, déployant toute mon énergie...
Je jaillis soudain dans une clairière. Je rencontre des tentes, de petites canadiennes, une dizaine disposée en cercle. J'interprète cela comme un signe, une aubaine. J'ai besoin de ralentir mon bourreau, ces imbéciles de campeurs vont me servir d'appâts.
Le psychopathe sort des ombres, révélé par les premières lueurs de l'aube et apparaît dans toute son horreur. Très grand, vêtu d'un jean crasseux et d'une chemise épaisse à carreaux rouges, son instrument de torture semble avoir été autrefois un outil de travail. Je croise son regard vitreux, seule partie de son visage non masquée. Il est presque blanc, mort. La terreur me pousse à oublier tout scrupule.
J'assène des coups de pied dans les toiles. Des grognements endormis se dégagent des tissus maltraités.
Les occupants bougent, s'interpellent, j'estime les avoir suffisamment dérangés. Maintenant, je reprends ma course, en redoublant d'efforts. Je dois en profiter.
La tronçonneuse entre en action. Des hurlements s'élèvent dans le ciel, résonnent en écho. Mon plan a fonctionné. Écharper ces malheureux va l'occuper un certain temps. Une échappatoire est proche, je le sais. Les lieux me sont familiers.
Je débouche enfin sur la rive du fleuve. Ici ma fuite est aisée, les branchages et les fougères n'entravent plus ma progression. Une embarcation repose sur les eaux sombres, à quelques centaines de mètres. J'oublie un peu ma fatigue, m'efforce d'ignorer la douleur brûlant mes cuisses et mes mollets. Le chemin est dégagé.
J'y suis presque.
Ma main s'avance vers les cordes d'amarrage lorsque tout à coup, quelque chose me happe par-derrière, par la ceinture. On me soulève, et on me jette comme une vulgaire poussière balayée par le vent. Je m'élève dans les airs, pauvre volatile sans aile et je m'effondre lamentablement sur la rive du fleuve, les os brisés, le cœur dilué.
À peine me suis-je redressé que l'assassin se jette sur moi. Par réflexe, je me protège d'un bras, et observe avec stupeur plusieurs doigts tomber sur le sol. Le tranchant de la tronçonneuse se plante dans mon front, émet un grincement atroce et s'enfonce plus profondément au travers de mon visage, déchiquetant mes chairs et broyant mon squelette. Je suis planté debout sans pouvoir bouger. J'assiste impuissant à la section – la dissection même – de mon pauvre corps. Mes viscères se déversent sur mes pieds, mes organes fendus libèrent des flots de sang impressionnants, et lorsque la chaîne s'extrait enfin par l'aine, mes génitoires suivent le mouvement. Et je tombe de part et d'autre de moi-même.
L'un de mes yeux aperçoit le gardien, ce maudit rottweiler à trois têtes. Il était bien caché, le bougre ! Il m'a encore battu...
Bientôt, je reviendrai, poursuivi par un autre tueur, ou le même, dans cette forêt ou un autre lieu. Et je réessayerai de rejoindre la barque. C'est mon châtiment, mon défi. Et lui sortira de sa niche pour m'en empêcher...
Saleté de clébard !