jeudi 27 février 2020

Connarovirus


Le vent, la pluie, après trois heures de route, monsieur Huch en avait plein le dos, et plus précisément, plein le cul. Il avait chaud, sa gorge le brûlait. « Et merde ! Je dois avoir de la fièvre. C'est vraiment pas le moment. »
Restait une dizaine de kilomètres pour rejoindre son appartement et Barnabe, son basset hound. Le SUV Toyota quitta l'autoroute, emprunta une bretelle, et parcourut cinq-cents mètres avant d'être mis aux arrêts derrière une Twingo. Belle humiliation !
Vexé, il se pressa contre la boîte de conserve, se décala un peu sur la gauche, et sortit la tête par la vitre, défiant l'averse. Une rangée impossible de bagnoles s'étendait au-delà de l'horizon. « Non ! Pas ça! »
Que se passait-il ? Un accident ? Encore un abruti qui ne savait pas conduire, un jeune, un vieux ou plus sûr, une femme !
Par chance, la circulation n'était pas immobilisée. Il progressait centimètre par centimètre.
Il pressa le bouton de la radio qui cracha une musique putride des années quatre-vingt, changea de station, passa sur un débat hurlant autour du transfert d'un joueur de football, et trouva enfin une émission politique évoquant encore le « phénomène » des gilets jaunes. Pas de demi-mesure avec ce média : musique (souvent de merde), sport ou politique. Rien d'autre, excepté de petites stations sans moyens, chiantes comme la mort.
Les ondes diffusèrent leurs sempiternels lieux communs sur le sentiment de rejet des « français » (comprenez pauvres cons qui ne sont rien) envers les « élites » (comprenez les quelques centaines de parlementaires et ministres, gouvernés par le Medef) et évoquèrent les prochaines élections municipales en se focalisant sur la capitale, comme si cela avait une quelconque importance pour l'ensemble de la nation.
La circulation s'immobilisa. De longues minutes, durant lesquelles les informations irritèrent son ouïe. Un sentiment de claustrophobie le poussa à ouvrir sa portière.
Et quelque chose se fracassa contre elle.
Un cri se fit entendre derrière celui des cordes de pluie. Monsieur Huch se dressa du haut de son mètre quatre-vingt-dix et vit une silhouette se redresser. Un scooter reposait non loin de là. Fort heureusement, sa voiture était à peine abîmée. Une simple éraflure, tandis que le deux roues accusait de nombreuses avaries, ayant buté contre un panneau de signalisation.
Le motard se redressa, sa tenue de cuir et sa tête encasquée lui donnaient des airs d'extraterrestre. Il mesurait un demi-mètre de moins que lui, et affichait un gabarit proche du poids mouche. Il hurla d'une voix étrange, étouffée par sa protection réglementaire.
— Ça va pas la tête, espèce d'abruti, tu vérifies jamais avant d'ouvrir ta portière, pauvre con, t'aurais pu me tuer gros fils de pute, regarde ce que t'as fait de mon scooter, je vais te faire cracher, tu vas tout rembourser, tout, et avec les dommages et intérêts, putain j'ai mal à la hanche, enculé, tu m'as pété le col du fémur, tu vas pleurer ta mère...
Un violent coup de talon au fond du sternum réduisit au silence l'olibrius. Il se prenait pour qui, cet avorton ?
— Ferme ta gueule, pédé, ou tu boufferas la semelle de mes godasses jusqu'à vomir tes dents !
Une jolie blonde jaillit de la Twingo :
— C'est quoi ces manières ? Vous êtes malade ? Je vais appeler les flics !
— Oui, fais-toi plaisir, pétasse ! À moins de venir en hélico, je ne vois pas comment ils pourraient me serrer !
— Rien à foutre ! J'ai photographié la plaque de votre poubelle, je saurais reconnaître votre sale gueule, mon témoignage va vous envoyer au trou !
Une grisante envie de frapper saisit monsieur Huch, agrémentée d'un désir de la prendre contre la carrosserie de son pot de yaourt, mais un élan de lucidité le contraignit à l'abstention. S'il réduisait cette conductrice à l'état de victime implorante et traumatisée, comment pourrait-il dégager sa Twingo de merde de la voie, encore que ce serait possible avec quelques efforts, et même facile, mais pas sans témoins, or on était en plein jour, et les automobilistes, incarcéré au fond de leurs habitacles, n'avaient d'autre loisir que d'observer ces affrontements. Au moindre faux pas, et il en avait déjà commis un, sans doute trop bénin pour l'inquiéter, il serait grillé. Il se contenta donc du minimum :
— Petite pute, radasse, garage à bites ! Faut vraiment que ce pays soit dégénéré pour accorder le permis de conduire à une blondasse ! Le droit de vote c'était déjà une erreur, là on touche aux bas-fonds de la connerie ! Retourne dans ton œuf avant que je ne t'écrase la tête contre le capot !
Elle haussa les épaules en maugréant des injures, et réintégra son cocon de taule rouge. Il agit de même avec son SUV, non sans avoir offert la vision de son majeur au motard qui revenait à lui.
La circulation reprit. Il passa la deuxième. Freina à nouveau. S'arrêta. Repartit. Frappa son volant du plat des paumes, excédé. Il suait à grandes eaux. Le paysage en courbe lui offrit peu à peu un décor un peu différent. Celui d'une rocade. Un grand panneau indiquant les quatre sorties lui confirma cette configuration. Il aperçut alors des hommes vêtus de jaune fluo. Ses poings se crispèrent au point de blanchir ses phalanges.
Après tant de mois à contester tout et rien, il les voyait comme des poissons sortis hors de l'eau, qui s'agitent avec furie en refusant de comprendre et d'accepter qu'ils vont bientôt crever. En attendant, ils faisaient chier le monde !
L'un d'eux cogna à sa vitre, affublé d'un large chapeau qui dégoulinait de pluie. Son regard rougi trahissait un apéritif trop allongé. Sa voix chevrotante confirmait cette idée.
— Monsieur, affichez votre gilet de sécurité, s'il vous plaît, pour soutenir le mouvement.
— Tu rigoles ! Ça fait une heure que je suis bloqué dans l'embouteillage. Je vais plutôt t'étrangler avec, enfoiré !
— Hey, on milite au bénéfice de chacun, même pour vous ! Le pouvoir nous encule, vous êtes d'accord avec ça ?
— C'est pas le pouvoir qui m'empêche de rentrer chez moi ! J'en n'ai rien à foutre de vos conneries. Dégagez la voie ! Si vous le faites, ok, je déballe cette frusque et je la dépose sur mon tableau de bord !
— Ah, non. C'est pas possible. Je regrette votre point de vue. Bonne journée.
Était-ce la bonhomie éthylique du bougre, son air indolent ou son insolente politesse ? Toujours est-il que monsieur Huch vira au rouge cramoisi. Les battements de son cœur s'affolèrent. Un brasier explosa dans sa poitrine, enflammant chaque membre de son corps. Il se rua hors de son habitacle, empoigna le malheureux par son gilet jaune et l'arracha à l'attraction terrestre, en le faisant voler de l'autre côté de la chaussée.
Ses comparses, devant l'affront, se sentirent obligés de faire preuve de « solidarité » et approchèrent, armés de pancartes et de bonnes intentions.
Le colosse fendit les rangs telle une boule de bowling. Il fracassa des mâchoires et enfonça des côtes. Les rebelles français, réduits en poussins sanguinolents, libérèrent le rond-point. La circulation put reprendre un rythme régulier.
Satisfait, monsieur Huch rebroussa chemin. Son SUV Toyota obstruait la voie. Un type louche approchait. La trentaine, basané. Ses jambes partirent d'un trait.
L'opportun eut la présence d'esprit de s'écarter, voyant le bulldozer foncer sur lui.
— Alors comme ça, t'en profites pour tirer ma caisse !
— Rien à foutre de ta charrette de merde, je voulais la dégager de la voie. Tu vois pas que tu fais chier ?
— C'est moi qui ait libéré le rond-point, boukake !
— Mais vas te faire enculer, je suis juif !
— Encore pire !
A ce moment, un motard déboula à toute vitesse et heurta de son coude M. Huch à la hanche, lui causant une douleur notable.
— Dégage le chemin, connard !
Le propriétaire du SUV entrait à présent au sein d'un néant habité par la colère. Plus aucun autre stimuli que celui de la défense ou de l'attaque ne parvenait à percuter son esprit. Il reprit les commandes de son véhicule, et roula à toute vitesse.
Un gilet jaune eut la mauvaise idée de se situer sur son trajet. Il goûta avec brutalité le baiser du pare-choc.
Monsieur Huch accéléra autant qu'il pût. Retrouva sa route. Plus que quelques kilomètres. Il y était presque. Il fonça, toujours plus vite, tel un trait vers son objectif, son havre de paix.
Des hommes en uniforme firent alors obstacle, venant du bord de la voie. Son pied enfonça l'accélérateur.
Son esprit vacillait. Il suait abondamment. Retrouver le calme de son canapé, de sa télé, l'indolente présence de son basset hound, voilà ce dont il avait besoin ! Un besoin vital !
Le SUV dépassa le panneau d'agglomération, bifurqua sur une route secondaire déserte, passa une rocade, et s'engagea enfin vers l'issue finale. Plus que deux-cents mètres.
Un nouveau barrage l'accueillit au pied de sa résidence.
Les balles criblèrent le véhicule d'une myriade de points noirs, faisant ressembler le Toyota à une coccinelle. Monsieur Huch tressauta longuement sous les impacts. Son poitrail se mua en passoire, son visage en viande hachée. La cervelle et le sang giclèrent contre la vitre arrière.
Les gendarmes décrétèrent un refus d'obtempérer et déposèrent un fusil à pompe aux côtés du cadavre afin de souligner la dangerosité, déjà avérée, de l'individu.
Ils suaient tous abondamment, leurs yeux étaient rougis par la fièvre...

vendredi 21 février 2020

Egosangtrisme


Je suis immortel, enfin.
J'ai mis le temps, j'en ai chié, mais voilà, c'est fait.
Il s'en est fallu de peu que j'abandonne. Cela devenait compliqué avec les autorités. Je connaissais les risques avant de me lancer. Ils faisaient partie du jeu, d'accord. Malgré tout, je pense n'avoir jamais envisagé mon avenir, ne serait-ce que deux à trois décennies, enfermé entre quatre murs. Le suicide m'aurait paru préférable. Belle ironie ! Mais en réalité non, je m'aime trop pour me tuer, alors j'aurais plutôt opté pour le renoncement.
Par chance, le montant de mes comptes bancaires a flambé au bon moment. Mes affaires, jusqu'à présent moribondes, ont connu un essor inattendu, grâce à une pandémie monstrueuse, ayant décimé des millions de personnes à travers le monde, surtout en Chine.
J'ai pu gravir les échelons, entrer au sein des plus grandes firmes, me faire élire, d'abord maire, puis député... Je reviens de loin, mais à présent mon horizon est sans limite. Cela en valait la peine.
Au départ, je devais me débarrasser de mes parents. Classique. J'étais encore mineur, l'acte, bien que grossièrement exécuté, passa pour un accident. Je suis blanc, issu de bonne famille, facile, je ne pouvais pas être impliqué. On m'a laissé tranquille, on m'a même aidé matériellement et psychologiquement. Ah ! Madame Schwitz, ma psy. Une belle femme. De trente ans mon aînée ? Et pourtant, toujours sexy, la « MILF » ! J'ai pas mal fantasmé sur elle. Et je dois l'avouer, c'est son image qui m'a permis d'honorer mon deuxième engagement.
Tuer ma sœur n'était pas un souci, je ne l'a supportais pas. Mais je devais aussi la violer. Cette peste, en plus d'être pénible, ne possédait pas le moindre attrait sexuel. Ok, c'est sans doute normal à huit ans, mais tout de même, elle aurait pu avoir un peu de charme. Là, rien. Alors madame Schwitz m'est venu à l'esprit assez vite. L'énergie a afflué, j'ai pu exécuter l'outrage, malgré les cris de cette petite garce !
Son exécution finale fut une délivrance. Strangulation. Yeux dans les yeux. Un vrai bonheur ! Je dois le reconnaître, j'aurais dû commencer comme ça, cela m'aurait aidé. Pas grave. Cet acte manqué a nourri mon expérience, donc, pas de regrets ! Je m'en suis servi après, à maintes reprises.
Rester éligible ne fut pas chose aisée.
Il m'a fallu supprimer une vie humaine chaque mois pendant trois ans, à ma convenance. Puis, j'ai dû accélérer la cadence, une fois par semaine durant deux ans. Enfin, les victimes devaient être âgées de moins de quinze ans, durant une année complète et là, croyez-moi, même un pays occupé à juguler la foule des contestataires et autres « gilets jaunes » est capable de déployer de gros moyens pour traquer un tueurs de cet acabit. Je variais les méthodes, changeais d'instruments, me déplaçais à travers la province...
Grâce à ma fortune, aussi opportuniste que cynique – les marchés chinois étant en berne, je me suis immiscé entre leurs sillons, faisant mon beurre de leur malheur – je suis parvenu à me délivrer de tout soupçon et à demeurer compétitif.
La concurrence était rude. Peu nombreuse, certes, un allemand, un suédois, un américain, mais âpre et obstinée. Nous étions vraiment bons. Nos méfaits noircissaient souvent les pages des quotidiens du monde entier. Rien que cela relevait de la consécration. Mais je n'étais pas homme à me contenter d'un prix de consolation. Je la voulais ma récompense. Je l'exigeais.
Alors j'ai pris une initiative.
Puisque le but du jeu, au final, consistait à tuer des enfants, eh bien, qu'à cela ne tienne ! J'ai cramé une école primaire. Je n'ai laissé aucune chance aux occupants. Enfin, je veux dire, mes employés. En plein jour, avant la récré du matin, ils ont encerclé l'établissement, ont versé des litres d'essence sur les infrastructures, en cercle. Tout à cramé très vite. Ils y sont tous restés. Un peu plus de deux-cents gamins et une vingtaine d'institutrices.
Là, je savais que j'étais bon. J'avais surpassé les attentes !
Il est venu me voir, en personne, un soir, alors que je dégustais un whisky hors d'âge face à la baie vitrée tombant sur la Seine, ses ponts, ses lumières, et sa tour de fer. Il s'est approché de moi, grand, immense, magistral, et il m'a consacré. Dieu en personne m'a accordé le don ultime.
Je suis resté prostré durant des heures, en pâmoison, à ses pieds. Puis il a disparu.
Quelques effets secondaires se font ressentir. Des démangeaisons, surtout, là où ma peau se couvre de verrues purulentes, le long des côtes, sur les bras et les jambes. Une excroissance d’arêtes hérisse mon échine, difficile de porter des chemises en popeline, elles finissent en charpie. Les membres qui ont poussé sous mes aisselles me paraissent inutiles, sans vie, leurs pattes trop griffues s'opposent aux manipulations, ils sont juste gênants. Certes ma vue est bizarrement déformée et je bave beaucoup.
Bof ! Dommages collatéraux. Ce n'est pas bien grave. Je retiens l'essentiel.
Je suis immortel, enfin.