lundi 14 décembre 2020

Lombric

 


Oh ! Je vois vos croyances, votre spiritualité, votre ferveur, s'écouler le long de vos visages en d'épais filets gluants et fétides, j'en inspire l'odeur infecte, et elle ne me trompe pas, je sais ce que vous êtes, je connais votre infamie, votre hypocrisie, jamais rien ne pourra vous racheter. Oh, vous n'aviez pas le choix... c'est vrai, combien de fois l'avez-vous répété ?

Il m'a avalé, ce gros tas de graisse, oh, oui ! Quelle belle action ! C'était nécessaire, pour la sauvegarde de la communauté. L'intérêt général prévaut. Dommage que vous n’ayez pas assisté à la scène, vos larmes auraient été plus sincères. Car je les imagine, vos effusions, sèches et cassantes comme vos cœurs. Une fois disparue au fond du gouffre, vous vous êtes aussitôt détournés, et vous m'avez oubliée, ne vous souciant à aucun instant des souffrances que j'allais endurer. Et j'en ai endurées, vous pouvez me croire. Les dents de cette pourriture m'ont déchiré la peau sans me tuer. Je me suis fondue dans les sucs gastriques, lentement, longuement, cela vous plaît de l'entendre ? Vous sentez vos âmes soulevées d'exaltation religieuse à l’énoncé de ce supplice ?

Mais la souffrance, la terreur, l'impuissance ne sont rien comparées au sentiment de trahison. Comment avez-vous pu faire ça ? Comment avez-vous pu me faire ça ? La honte aurait dû vous terrasser sur-le-champ, mais il est vrai que soutenus par vos semblables, vous vous sentiez portés par le sens du devoir. Bande de lâches, bande de menteurs ! Je vous maudis. Ma rage et ma haine ont atteint un niveau incommensurable. Je devrais peut-être vous remercier pour cela. Car de victime, je suis devenue bourreau. Cette mort promise, je l'ai déjouée. Mes dernières forces, gonflées par la certitude de j'aurais ma revanche en cas de succès, que je pourrais alors me venger de vous – ma plus grande motivation, soyez-en sûrs – m'ont poussées à me redresser, au sein des entrailles de cette bête affreuse et pestilentielle. J'ai lacéré sa chair de mes ongles, de l'ai mordue, mastiquée, faisant fi de son goût de purin, qu'aurait-elle pu faire pour se défendre ? Animée par la douleur, la détresse, la rage, j'ai dévasté ses entrailles, je les ai dévorées, et j'ai grossi. Je me suis gavé de sa graisse lugubre, gagnant à chaque bouchée plus de volume, plus de force.

Je l'ai absorbé, intégralement. Maintenant, j'ai pris sa place. C'est moi le Dieu ! C'est moi que vous devez vénérer !

Je ne suis pas dupe de vos motivations. Cela fait des années que les récoltes déclinent, ce prétexte, issu d'un folklore imbécile et de traditions ineptes vous a servi d'excuse afin de vous débarrasser de moi, car je vous coûtait trop cher.

Ma puissance actuelle surpasse de loin celle de mon prédécesseur.

Je suis prête à épargner ce village maudit, je vous l'assure. Pour cela, je n'ai qu'une seule exigence, et je présume que la « communauté » ne pourra me la refuser, car elle de la plus haute valeur mystique !

Je ne demande que votre sacrifice, papa, maman...

mercredi 29 juillet 2020

Échoué

« Bon, j'en ai marre, je m'en vais ! »

Depuis le crash, en tout cas, depuis que sa patience approchait du zéro absolu, Paolus Maudoué se répétait cette phrase au moins cent fois par jour. L'espoir d'être secouru se peignait de gris, barbouillé par les teintes vomitives de l'ennui et du désarroi. Une colère sourde contractait ses muscles, et le poussait parfois à hurler à s'en arracher la plèvre. Si personne ne venait l'aider, qu'au moins un dieu puisse entendre sa rage ! La balise de positionnement clignotait toujours. La radio, même si elle ne captait aucun signal, réagissait normalement. Rien n'expliquait ce silence, on l'ignorait, voilà tout ! On le sacrifiait. Cela coûterait trop cher d'aller le repêcher !

Saleté de guerre ! Pourriture d'état major !

Un œil extérieur pourrait arguer qu'il avait eu de la chance en son malheur ; il aurait pu exploser contre un météore, ou errer à l'infini, ou encore atterrir sur une planète morte. Ici, au moins, il pouvait survivre, et même de façon agréable car le climat s'avérait clément, de type « tropical. » Il pleuvait rarement, mais on devinait de nombreuses intempéries venant d'une chaîne de montagne, visible des points les plus élevés de la forêt.

Une nourriture végétale de fruits ou de racine abondait autour de lui. Était-ce suffisant ?

Un choix s'imposait. Demeurer sur place et renforcer son campement ou risquer de partir à l'aventure...

À trente-deux ans, il ne pouvait se résoudre à vivre seul en terre inconnue. La mort lui semblait préférable. La seconde option remportait tous les suffrages, encore fallait-il trouver la motivation. Son équipement était adapté à une longue randonnée : vêtements amples et solides, bottes renforcées et plombées, très lourdes, mais assurant aux pieds une protection sans faille, un sac à dos rempli d'ustensiles, un sac de couchage étanche, un moyen de télécommunication et un pistolet laser chargé à bloc en cas de mauvaise rencontre. Sa peau d'ébène lui permettait de surcroît de supporter le soleil.

Les insomnies succédant aux périodes de colère et d'abattement, il se résolut enfin à partir. Un bâton au bout duquel il avait fixé un long poignard lui servit de faux pour avancer au sein de la jungle. Après des heures de marche, le long du ruisseau qu'il refusait de perdre de vue, le terrain accusa une nette descente.

Les cascades se succédèrent, magnifiques, plongeant au fin fond de la forêt. Il descendit à travers bois en manquant de glisser et de s'effondrer. Épuisé, il arriva enfin en terrain stable. Le cours d'eau retrouva sa quiétude. La végétation se fit moins dense.

C'est alors qu'une créature attira son attention. Glabre, à la peau d'un brun rosâtre, elle lui évoqua une grosse limace, de la taille d'un cobaye. À la différence, qu'elle arborait une sorte de visage avec deux yeux ronds sans iris, et une gueule hérissé de crocs. Bien qu'il n'y ait aucune menace, il recula d'un pas, et vit qu'il y en avait d'autres qui approchaient, sortant des fourrés.

Sa main se referma sur la crosse de son arme. Il s'écarta de sa route afin de contourner cet inquiétant comité d'accueil. Les bestioles ne le quittèrent pas du regard, sans bouger pour autant. Voyant le chemin libre, il se rua en avant.

Des bruits de pas se firent aussitôt entendre derrière lui. Les créatures s'élançaient à sa poursuite, se propulsant en l'air tels des élastiques. La terreur apporta une dose d'adrénaline bienvenue à ses muscles fatigués. Mais d'autres bêtes venaient de face. Paolus se résolut à user de son pistolet. Il s'immobilisa, posa genou à terre, et visa. Les bestioles s'effondrèrent autour de lui, cuites par le laser. Après avoir goûté un morceau, il en conclut que même si ce n'était pas terrible, cela constituerait une bonne source de protéines. Il accrocha les cadavres à sa ceinture et poursuivit sa route. La jungle laissa place à une toundra éparse, et à des champs de plantes alignées en sillons, sans doute cultivés. Il s'engagea sur un sentier de cailloux, qui n'avait rien de naturel.

Le bonheur de retrouver un semblant de civilisation, quel qu'il soit, emplissait son cœur d'enthousiasme. Des habitations à hauteur d'homme, voire plus grandes, apparurent à l'horizon. Elles s'organisaient en formant un village, semblable à ce qu'on aurait pu trouver aux temps médiévaux sur la planète mère. Ses jambes ne faiblissaient pas.

Il surgit sur la place principale. Des dizaines d'humanoïdes s'affairaient à des activités rudimentaires. Certains déposaient des caisses et des bidons à l'intérieur d'une remorque. D'autres tannaient des peaux. D'autres encore remplissaient des seaux en faisant jaillir l'eau d'un puits, lavaient des linges et des étals de bois. Ces activités furent brutalement interrompues par son intrusion.

Des dizaines d'yeux globuleux se posèrent sur lui, réduisant à néant sa joie. Car même si elles étaient munies de bras, elles arboraient une jambe unique, courbée à l'extrémité. D'horribles crocs saillaient de leur gueule.

Les regards obliquèrent vers sa ceinture.


samedi 11 avril 2020

L'auxiliaire parental


La vieille dame, assise au fond de son fauteuil rembourré d'un épais coussin, serrait les mâchoires avec obstination. Ses mains se crispaient sur les accoudoirs, à s'en blanchir les phalanges.
Josy lui présentait une cuiller de potage fait maison, confectionné avec ses légumes préférés. Pourtant, rien à faire. Elle ne voulait pas ouvrir la bouche.
— Allons, maman, tu l'aimes cette soupe, c'est toi qui m'a appris la recette.
Après avoir roulé des yeux pour signifier son désaccord, l'intéressée se détendit, et accepta de gober ce que Josy lui présentait.
Et le recracha aussi, maculant sa robe de chambre d'une traînée verte semblable à du vomi.
— Voyons, il faut que tu manges !
— Encore faudrait-il que ce soit mangeable, pauvre idiote ! Que t'ai appris à préparer ce brouet, moi ? Ne me mets pas ça sur le dos, s'il te plaît. C'est infect ! Je veux mes génoises à la fraise.
— Nous en avons déjà parlé, maman...
— Et alors ? Ça a changé quoi ?
— Les magasins de la ville ne vendent plus ta marque préférée. Il y a rupture de stock. Ce que je te prépare ne te conviens jamais, et je ne peux pas parcourir la région pour trouver un supermarché qui en vendrait encore, je risquerais de me prendre une contravention.
— C'est bien pratique. À la télé, ils affirment qu'il n'y aucune pénurie. Je ne l'invente pas, c'est Pernaut qui l'a dit.
— Pas de pénurie en général, mais ta marque de gâteau...
— J'en veux, tu entends ! Ça fait une semaine que je n'en ai plus, et ça commence à bien faire ! Tu vas m'en trouver, un point c'est tout !
— Bon, je laisse l'assiette ici. Si tu changes d'avis, appelle-moi.
Josy alla s'enfermer dans sa chambre. La vieillarde la couvrit d'invectives et d'insultes. Ça dura plusieurs minutes. Sans doute des dizaines. Peut-être des centaines. Se lever lui demandait un gros effort, en usant d'un déambulateur, elle tremblait trop fort pour tenir un objet avec précision, à tel point qu'elle disposait d'un vieux téléphone fixe à cadran, pour appeler ses amies ou les membres de sa famille, mais ses cordes vocales demeuraient en parfait état. Des larmes coulèrent sur les joues de la quinquagénaire, dénuées de sanglots. Elle se sentait trop épuisée pour pleurer convenablement.
Comme elle regrettait de l'avoir sortie de son Ehpad ! Juste avant le confinement total, en concertation avec sa sœur, cela semblait pourtant la meilleure chose à faire. Josy était celle des deux qui proposait un logement assez spacieux, au rez-de-chaussée d'une résidence agréable, et disposant des équipements nécessaires à la bonne prise en charge de leur mère. Elle avait donc décidé de bon cœur de s'occuper d'elle. Elle ne s'attendait pas à récupérer une harpie vociférante et acariâtre. Comme elle aimerait la ramener ! Mais sa sœur ne comprendrait pas. Le personnel de l'établissement ne se plaignait jamais de son attitude. Elle mangeait bien, restait discrète, un peu revêche parfois, sans plus.
Josy pressentait une rancœur particulière. Lui ferait-elle payer son peu de visites ? Si elle reprenait la liste, cela faisait en moyenne une tous les trois ans. Bien peu, elle le reconnaissait. Pour son confort, elle et sa sœur avaient choisi un établissement situé au sud du Lot, à la campagne, et disposant d'une météo favorable. Son emploi du temps lui offrait peu d'occasions de parcourir une telle distance. Elle l'appelait pourtant au moins une fois par mois, bien qu'elle soit difficile à joindre, ayant du mal à décrocher. Mais elle insistait, jusqu'à ce qu'enfin, elles puissent se parler. Les conversations étaient courtes, sèches. Elles n'avaient rien à se dire. À qui la faute ?
Quelles que soient les motifs de son attitude, Josy n'en pouvait plus. Un mois de torture psychologique avait eu raison de son amour. Elle ne reconnaissait plus sa mère, et avait le sentiment d'abriter un être diabolique, uniquement motivé par le souci de la rendre folle. Et sur le point d'y parvenir ! Elle devait trouver une solution, rapidement...
Les hurlement de la mégère s'interrompirent, plongeant la pièce au sein d'un cocon de silence bienfaisant. Le sommeil s'empara de son esprit tourmenté.
Puis elle sursauta soudain.
Aucun bruit. Rien. Elle vérifia sa montre, à peine quinze heures. Étrange.
Depuis le 17 mars après-midi, du matin jusqu'au soir, un brouhaha incroyable résonnait par le plafond. On distinguait des roulements, parfois comme si quelqu'un jouait à la pétanque, parfois comme si un véhicule roulait, des coups, des sonneries, des cris, et autres bruissement divers et variés difficiles à identifier. Et par dessus ce capharnaüm, la voix de la mère qui tentait de juguler l'énergie de ses monstres de trois, cinq et sept ans...
Alors qu'elle préparait la soupe, une sorte d'apocalypse faisait encore trembler les murs. Et à présent, plus rien du tout.
Intriguée, elle se leva, pieds nus et prenant soin de ne faire aucun bruit, elle sortit de la chambre pour s'approcher de la porte d'entrée.
Par le judas, elle observa la cage d'escalier. Des voix lui parvenaient faiblement. La curiosité la saisit à tel point qu'elle eut la tentation d'ouvrir. Elle résista, et enfin, vit descendre un homme vêtu d'une gabardine noire et d'un chapeau assorti. Derrière lui le suivait madame Harnold, sa voisine du dessus. Ils portaient à deux une sorte de tapis roulé en boule.
Ils échappèrent à l'angle de vision. Elle se précipita alors dans la cuisine dont la fenêtre menait sur la rue. Ils suivirent l'allée de gravillons, passèrent le portail sécurisé, et déposèrent le paquet à l'arrière d'un véhicule, qu'elle pensa reconnaître malgré la clôture grillagée, un C5 blanc. Cette fois elle n'y tint plus, et jaillit hors de l'appartement, en oubliant toute discrétion. Elle ignora les hurlements de sa mère qui percutèrent son dos au moment où elle franchissait le seuil.
Mme Harnold s'immobilisa face à elle. Ses yeux rougis s'auréolaient d'un noir de charbon, semblable à ceux d'un raton-laveur. Elle se détendit soudain, et s'empara d'un carnet dans la poche arrière de son jean. Elle déchira une feuille et la lui tendit.
— Vous savez, il m'arrive de l'entendre, parfois. Je sais que vous me comprenez. Ce numéro circule de porte en porte. C'est un peu cher, mais vous verrez... le bouche-à-oreilles est élogieux. Vous l'appelez et dès le lendemain, vos problèmes s'évaporent...
Josy prit la feuille d'une main tremblante, le cœur en arrêt. Observa d'un œil éberlué sa voisine qui montait l'escalier, les épaules basses.
Encore estomaquée, elle enregistra le numéro dans son smartphone et retourna chez elle. La vieille bique s'était levée, et déambulait dans le couloir, ployée sur son déambulateur.
— Que fais-tu !
— Je me débrouille, puisque tu ne t'occupes pas de moi. J'ai soif, alors je vais me servir. J'ai le droit ou il faut que je crève sur mon fauteuil ? J'ai gueulé pendant deux heures !
— Il y avait ta bouteille posée à côté de l'assiette de soupe.
— J'en veux de la pétillante, imbécile !
— Depuis quatre semaines que tu es ici, tu ne m'en as jamais demandé. Et comme je n'en bois pas...
— Ça va, j'ai compris. Ça aussi c'est en pénurie !
Josy abandonna. La vieille continua pourtant sa marche forcée jusqu'au réfrigérateur. L'ouvrit, observa longuement l'intérieur, remua les victuailles, en fit choir plusieurs, par bonheur rien de cassable, et maugréa de dépit avant de repartir vers le salon. Au passage, elle écrasa le pied de sa fille.
— Écarte-toi, pauvre sotte, c'est déjà assez difficile comme ça !
En serrant les dents, Josy alla ramasser ce qui était par terre. Elle en profita pour jeter la feuille de madame Harnold à la poubelle.
Sa décision était prise, mais ne l'était-elle pas depuis près d'une heure, déjà ?
De retour dans sa chambre, elle appela. Une voix grave et sèche lui répondit presque aussitôt.
Le lendemain, personne ne se présenta. Le surlendemain non-plus. Pas plus que le jour suivant, et le jour d'après. Et sa mère devenait de plus en plus exécrable, de plus en plus violente. Elle déployait une force étonnante, se dressait parfois hors de son fauteuil comme poussée par un ressort et jetait assiettes, verres, couvert au sol avec rage.
Ses yeux fous lançaient des éclairs de haine pure.
A bout de nerfs, Josy allait réitérer son appel, lorsque quelqu'un frappa à la porte. Par le judas, elle reconnut l'homme au chapeau. Un soupir s'échappa de sa poitrine, elle ouvrit avec précipitation, et laissa l'individu pénétrer dans le couloir. Il dégaina aussitôt un pistolet au canon allongé d'un silencieux.
— J'ai eu peur que vous ayez oublié. Elle est là, juste devant vous.
— Il y a méprise madame. Je ne m'occupe que des enfants.
Josy resta muette. Au dessus de l'épaule du nettoyeur, elle vit avec horreur sa mère se lever, et brandir le feuillet froissé de sa voisine, en lui offrant un grand sourire édenté...

jeudi 27 février 2020

Connarovirus


Le vent, la pluie, après trois heures de route, monsieur Huch en avait plein le dos, et plus précisément, plein le cul. Il avait chaud, sa gorge le brûlait. « Et merde ! Je dois avoir de la fièvre. C'est vraiment pas le moment. »
Restait une dizaine de kilomètres pour rejoindre son appartement et Barnabe, son basset hound. Le SUV Toyota quitta l'autoroute, emprunta une bretelle, et parcourut cinq-cents mètres avant d'être mis aux arrêts derrière une Twingo. Belle humiliation !
Vexé, il se pressa contre la boîte de conserve, se décala un peu sur la gauche, et sortit la tête par la vitre, défiant l'averse. Une rangée impossible de bagnoles s'étendait au-delà de l'horizon. « Non ! Pas ça! »
Que se passait-il ? Un accident ? Encore un abruti qui ne savait pas conduire, un jeune, un vieux ou plus sûr, une femme !
Par chance, la circulation n'était pas immobilisée. Il progressait centimètre par centimètre.
Il pressa le bouton de la radio qui cracha une musique putride des années quatre-vingt, changea de station, passa sur un débat hurlant autour du transfert d'un joueur de football, et trouva enfin une émission politique évoquant encore le « phénomène » des gilets jaunes. Pas de demi-mesure avec ce média : musique (souvent de merde), sport ou politique. Rien d'autre, excepté de petites stations sans moyens, chiantes comme la mort.
Les ondes diffusèrent leurs sempiternels lieux communs sur le sentiment de rejet des « français » (comprenez pauvres cons qui ne sont rien) envers les « élites » (comprenez les quelques centaines de parlementaires et ministres, gouvernés par le Medef) et évoquèrent les prochaines élections municipales en se focalisant sur la capitale, comme si cela avait une quelconque importance pour l'ensemble de la nation.
La circulation s'immobilisa. De longues minutes, durant lesquelles les informations irritèrent son ouïe. Un sentiment de claustrophobie le poussa à ouvrir sa portière.
Et quelque chose se fracassa contre elle.
Un cri se fit entendre derrière celui des cordes de pluie. Monsieur Huch se dressa du haut de son mètre quatre-vingt-dix et vit une silhouette se redresser. Un scooter reposait non loin de là. Fort heureusement, sa voiture était à peine abîmée. Une simple éraflure, tandis que le deux roues accusait de nombreuses avaries, ayant buté contre un panneau de signalisation.
Le motard se redressa, sa tenue de cuir et sa tête encasquée lui donnaient des airs d'extraterrestre. Il mesurait un demi-mètre de moins que lui, et affichait un gabarit proche du poids mouche. Il hurla d'une voix étrange, étouffée par sa protection réglementaire.
— Ça va pas la tête, espèce d'abruti, tu vérifies jamais avant d'ouvrir ta portière, pauvre con, t'aurais pu me tuer gros fils de pute, regarde ce que t'as fait de mon scooter, je vais te faire cracher, tu vas tout rembourser, tout, et avec les dommages et intérêts, putain j'ai mal à la hanche, enculé, tu m'as pété le col du fémur, tu vas pleurer ta mère...
Un violent coup de talon au fond du sternum réduisit au silence l'olibrius. Il se prenait pour qui, cet avorton ?
— Ferme ta gueule, pédé, ou tu boufferas la semelle de mes godasses jusqu'à vomir tes dents !
Une jolie blonde jaillit de la Twingo :
— C'est quoi ces manières ? Vous êtes malade ? Je vais appeler les flics !
— Oui, fais-toi plaisir, pétasse ! À moins de venir en hélico, je ne vois pas comment ils pourraient me serrer !
— Rien à foutre ! J'ai photographié la plaque de votre poubelle, je saurais reconnaître votre sale gueule, mon témoignage va vous envoyer au trou !
Une grisante envie de frapper saisit monsieur Huch, agrémentée d'un désir de la prendre contre la carrosserie de son pot de yaourt, mais un élan de lucidité le contraignit à l'abstention. S'il réduisait cette conductrice à l'état de victime implorante et traumatisée, comment pourrait-il dégager sa Twingo de merde de la voie, encore que ce serait possible avec quelques efforts, et même facile, mais pas sans témoins, or on était en plein jour, et les automobilistes, incarcéré au fond de leurs habitacles, n'avaient d'autre loisir que d'observer ces affrontements. Au moindre faux pas, et il en avait déjà commis un, sans doute trop bénin pour l'inquiéter, il serait grillé. Il se contenta donc du minimum :
— Petite pute, radasse, garage à bites ! Faut vraiment que ce pays soit dégénéré pour accorder le permis de conduire à une blondasse ! Le droit de vote c'était déjà une erreur, là on touche aux bas-fonds de la connerie ! Retourne dans ton œuf avant que je ne t'écrase la tête contre le capot !
Elle haussa les épaules en maugréant des injures, et réintégra son cocon de taule rouge. Il agit de même avec son SUV, non sans avoir offert la vision de son majeur au motard qui revenait à lui.
La circulation reprit. Il passa la deuxième. Freina à nouveau. S'arrêta. Repartit. Frappa son volant du plat des paumes, excédé. Il suait à grandes eaux. Le paysage en courbe lui offrit peu à peu un décor un peu différent. Celui d'une rocade. Un grand panneau indiquant les quatre sorties lui confirma cette configuration. Il aperçut alors des hommes vêtus de jaune fluo. Ses poings se crispèrent au point de blanchir ses phalanges.
Après tant de mois à contester tout et rien, il les voyait comme des poissons sortis hors de l'eau, qui s'agitent avec furie en refusant de comprendre et d'accepter qu'ils vont bientôt crever. En attendant, ils faisaient chier le monde !
L'un d'eux cogna à sa vitre, affublé d'un large chapeau qui dégoulinait de pluie. Son regard rougi trahissait un apéritif trop allongé. Sa voix chevrotante confirmait cette idée.
— Monsieur, affichez votre gilet de sécurité, s'il vous plaît, pour soutenir le mouvement.
— Tu rigoles ! Ça fait une heure que je suis bloqué dans l'embouteillage. Je vais plutôt t'étrangler avec, enfoiré !
— Hey, on milite au bénéfice de chacun, même pour vous ! Le pouvoir nous encule, vous êtes d'accord avec ça ?
— C'est pas le pouvoir qui m'empêche de rentrer chez moi ! J'en n'ai rien à foutre de vos conneries. Dégagez la voie ! Si vous le faites, ok, je déballe cette frusque et je la dépose sur mon tableau de bord !
— Ah, non. C'est pas possible. Je regrette votre point de vue. Bonne journée.
Était-ce la bonhomie éthylique du bougre, son air indolent ou son insolente politesse ? Toujours est-il que monsieur Huch vira au rouge cramoisi. Les battements de son cœur s'affolèrent. Un brasier explosa dans sa poitrine, enflammant chaque membre de son corps. Il se rua hors de son habitacle, empoigna le malheureux par son gilet jaune et l'arracha à l'attraction terrestre, en le faisant voler de l'autre côté de la chaussée.
Ses comparses, devant l'affront, se sentirent obligés de faire preuve de « solidarité » et approchèrent, armés de pancartes et de bonnes intentions.
Le colosse fendit les rangs telle une boule de bowling. Il fracassa des mâchoires et enfonça des côtes. Les rebelles français, réduits en poussins sanguinolents, libérèrent le rond-point. La circulation put reprendre un rythme régulier.
Satisfait, monsieur Huch rebroussa chemin. Son SUV Toyota obstruait la voie. Un type louche approchait. La trentaine, basané. Ses jambes partirent d'un trait.
L'opportun eut la présence d'esprit de s'écarter, voyant le bulldozer foncer sur lui.
— Alors comme ça, t'en profites pour tirer ma caisse !
— Rien à foutre de ta charrette de merde, je voulais la dégager de la voie. Tu vois pas que tu fais chier ?
— C'est moi qui ait libéré le rond-point, boukake !
— Mais vas te faire enculer, je suis juif !
— Encore pire !
A ce moment, un motard déboula à toute vitesse et heurta de son coude M. Huch à la hanche, lui causant une douleur notable.
— Dégage le chemin, connard !
Le propriétaire du SUV entrait à présent au sein d'un néant habité par la colère. Plus aucun autre stimuli que celui de la défense ou de l'attaque ne parvenait à percuter son esprit. Il reprit les commandes de son véhicule, et roula à toute vitesse.
Un gilet jaune eut la mauvaise idée de se situer sur son trajet. Il goûta avec brutalité le baiser du pare-choc.
Monsieur Huch accéléra autant qu'il pût. Retrouva sa route. Plus que quelques kilomètres. Il y était presque. Il fonça, toujours plus vite, tel un trait vers son objectif, son havre de paix.
Des hommes en uniforme firent alors obstacle, venant du bord de la voie. Son pied enfonça l'accélérateur.
Son esprit vacillait. Il suait abondamment. Retrouver le calme de son canapé, de sa télé, l'indolente présence de son basset hound, voilà ce dont il avait besoin ! Un besoin vital !
Le SUV dépassa le panneau d'agglomération, bifurqua sur une route secondaire déserte, passa une rocade, et s'engagea enfin vers l'issue finale. Plus que deux-cents mètres.
Un nouveau barrage l'accueillit au pied de sa résidence.
Les balles criblèrent le véhicule d'une myriade de points noirs, faisant ressembler le Toyota à une coccinelle. Monsieur Huch tressauta longuement sous les impacts. Son poitrail se mua en passoire, son visage en viande hachée. La cervelle et le sang giclèrent contre la vitre arrière.
Les gendarmes décrétèrent un refus d'obtempérer et déposèrent un fusil à pompe aux côtés du cadavre afin de souligner la dangerosité, déjà avérée, de l'individu.
Ils suaient tous abondamment, leurs yeux étaient rougis par la fièvre...

vendredi 21 février 2020

Egosangtrisme


Je suis immortel, enfin.
J'ai mis le temps, j'en ai chié, mais voilà, c'est fait.
Il s'en est fallu de peu que j'abandonne. Cela devenait compliqué avec les autorités. Je connaissais les risques avant de me lancer. Ils faisaient partie du jeu, d'accord. Malgré tout, je pense n'avoir jamais envisagé mon avenir, ne serait-ce que deux à trois décennies, enfermé entre quatre murs. Le suicide m'aurait paru préférable. Belle ironie ! Mais en réalité non, je m'aime trop pour me tuer, alors j'aurais plutôt opté pour le renoncement.
Par chance, le montant de mes comptes bancaires a flambé au bon moment. Mes affaires, jusqu'à présent moribondes, ont connu un essor inattendu, grâce à une pandémie monstrueuse, ayant décimé des millions de personnes à travers le monde, surtout en Chine.
J'ai pu gravir les échelons, entrer au sein des plus grandes firmes, me faire élire, d'abord maire, puis député... Je reviens de loin, mais à présent mon horizon est sans limite. Cela en valait la peine.
Au départ, je devais me débarrasser de mes parents. Classique. J'étais encore mineur, l'acte, bien que grossièrement exécuté, passa pour un accident. Je suis blanc, issu de bonne famille, facile, je ne pouvais pas être impliqué. On m'a laissé tranquille, on m'a même aidé matériellement et psychologiquement. Ah ! Madame Schwitz, ma psy. Une belle femme. De trente ans mon aînée ? Et pourtant, toujours sexy, la « MILF » ! J'ai pas mal fantasmé sur elle. Et je dois l'avouer, c'est son image qui m'a permis d'honorer mon deuxième engagement.
Tuer ma sœur n'était pas un souci, je ne l'a supportais pas. Mais je devais aussi la violer. Cette peste, en plus d'être pénible, ne possédait pas le moindre attrait sexuel. Ok, c'est sans doute normal à huit ans, mais tout de même, elle aurait pu avoir un peu de charme. Là, rien. Alors madame Schwitz m'est venu à l'esprit assez vite. L'énergie a afflué, j'ai pu exécuter l'outrage, malgré les cris de cette petite garce !
Son exécution finale fut une délivrance. Strangulation. Yeux dans les yeux. Un vrai bonheur ! Je dois le reconnaître, j'aurais dû commencer comme ça, cela m'aurait aidé. Pas grave. Cet acte manqué a nourri mon expérience, donc, pas de regrets ! Je m'en suis servi après, à maintes reprises.
Rester éligible ne fut pas chose aisée.
Il m'a fallu supprimer une vie humaine chaque mois pendant trois ans, à ma convenance. Puis, j'ai dû accélérer la cadence, une fois par semaine durant deux ans. Enfin, les victimes devaient être âgées de moins de quinze ans, durant une année complète et là, croyez-moi, même un pays occupé à juguler la foule des contestataires et autres « gilets jaunes » est capable de déployer de gros moyens pour traquer un tueurs de cet acabit. Je variais les méthodes, changeais d'instruments, me déplaçais à travers la province...
Grâce à ma fortune, aussi opportuniste que cynique – les marchés chinois étant en berne, je me suis immiscé entre leurs sillons, faisant mon beurre de leur malheur – je suis parvenu à me délivrer de tout soupçon et à demeurer compétitif.
La concurrence était rude. Peu nombreuse, certes, un allemand, un suédois, un américain, mais âpre et obstinée. Nous étions vraiment bons. Nos méfaits noircissaient souvent les pages des quotidiens du monde entier. Rien que cela relevait de la consécration. Mais je n'étais pas homme à me contenter d'un prix de consolation. Je la voulais ma récompense. Je l'exigeais.
Alors j'ai pris une initiative.
Puisque le but du jeu, au final, consistait à tuer des enfants, eh bien, qu'à cela ne tienne ! J'ai cramé une école primaire. Je n'ai laissé aucune chance aux occupants. Enfin, je veux dire, mes employés. En plein jour, avant la récré du matin, ils ont encerclé l'établissement, ont versé des litres d'essence sur les infrastructures, en cercle. Tout à cramé très vite. Ils y sont tous restés. Un peu plus de deux-cents gamins et une vingtaine d'institutrices.
Là, je savais que j'étais bon. J'avais surpassé les attentes !
Il est venu me voir, en personne, un soir, alors que je dégustais un whisky hors d'âge face à la baie vitrée tombant sur la Seine, ses ponts, ses lumières, et sa tour de fer. Il s'est approché de moi, grand, immense, magistral, et il m'a consacré. Dieu en personne m'a accordé le don ultime.
Je suis resté prostré durant des heures, en pâmoison, à ses pieds. Puis il a disparu.
Quelques effets secondaires se font ressentir. Des démangeaisons, surtout, là où ma peau se couvre de verrues purulentes, le long des côtes, sur les bras et les jambes. Une excroissance d’arêtes hérisse mon échine, difficile de porter des chemises en popeline, elles finissent en charpie. Les membres qui ont poussé sous mes aisselles me paraissent inutiles, sans vie, leurs pattes trop griffues s'opposent aux manipulations, ils sont juste gênants. Certes ma vue est bizarrement déformée et je bave beaucoup.
Bof ! Dommages collatéraux. Ce n'est pas bien grave. Je retiens l'essentiel.
Je suis immortel, enfin.