samedi 15 juin 2019

Eros


Cette fille avait un visage très expressif. Son beau sourire creusait sa joue droite d'une fossette adorable et plissait le coin de ses yeux de petites pattes de moineaux. Son regard d'un vert de prairie me fixait avec intermittence. Sa grande sensibilité nimbait de rose ses joues constellées d'éphélides à la moindre remarque agréable de ma part. Vraiment ravissante.

Pourtant, elle m'ennuyait. Aucune conversation. Intérêt futile pour les fleurs, le maquillage, les vêtements... Tenait des propos très durs sur les "étrangers". Elle ne cherchait pas à me connaître. Elle tentait de me séduire par des mimiques adolescentes. Je les avais trop souvent analysées, elles m'indifféraient.
Son cœur était sec, j'ai pu m'en rendre compte. Un joli emballage au final trompeur. Je pensais mon instinct plus fiable. Je dois rester patient, et mieux me préparer.
Pour ma défense, je suis encore jeune, n'étant venu au monde qu'hier. Demeuré figé au centre d'un parc durant plus d'un siècle, après m'être animé, par la bienveillance de la lune, j'ai dû m'adapter à un environnement différent des allées fleuries et boisées. Pourtant, je possède de bonnes bases. Je connais la langue, certaines notions d'histoire et surtout, j'ai pu contempler de près le comportement humain. Pour les finances, quelques ponctions dans le public du parc m'ont aidées. Malgré tout, mon bagage est encore fin, j'en ai conscience. J'apprends vite, mais mon manque de discernement, avec la rouquine m'agace beaucoup. Elle semblait être le sujet idéal pour dénicher l'étincelle dont j'ai besoin. La prochaine sera la bonne, j'en suis sûr.
Il le faut. Je commence déjà à avoir des rhumatismes. La lune me l'a assuré, je n'ai que sept jours devant moi.
J'ai utilisé les moyens modernes. Les gens m'ont aidé. Mon visage pur et ingénu, ma beauté, et ma blancheur inspirent confiance. Ils m'offrent le gîte, le couvert, l'accès à l'informatique. Un site de rencontres m'a permis de décrire le profil idéal recherché. J'ai soigneusement choisi les termes : timide, réservée, romantique, naïve, affectueuse, sensible, docile. J'ai parfois dû en enjoliver certains, jugés trop péjoratifs par mes guides, sans toutefois dénaturer l'idée.
Je compte sur mon physique et mon empathie pour conclure rapidement. Je manque de pratique, pas d'expérience. Plusieurs décennies à observer les couples se bécoter sur les bancs du parc m'ont familiarisé avec le minaudage.
Chose classique, nous nous rencontrons au restaurant. Les menus me sont inconnus. Je m'accorde sur ses choix. La nourriture est délicieuse. Nos conversations s'orientent par bonheur vers des sujets passionnants. Politique, religion, elle a l'esprit ouvert et curieux. J'ai bien choisi.
Sa façade physique est pourtant moins élogieuse que la rousse. Certes, apprêtée avec élégance, son teint dévoilait néanmoins une grande fatigue morale. Son regard clair, souligné de mascara, était cerné de gris. Ses traits lourds s'affaissaient, telles des coulures de peinture. Même quand elle souriait, ses lèvres pendaient vers le bas, comme ses joues. Son cou ressemblait à un col roulé trop long et plissé. Sa voix demeurait agréable. Et pour le reste, elle correspondait en tout point à la femme idéale.
Elle sortait d'une relation toxique et conflictuelle. Battue pendant près de dix ans par son mari, et ensuite par ses enfants, elle reprenait peu à peu le contrôle de sa vie. Façon de parler, elle cherchait un nouveau "maître" plus magnanime pour l'y aider. Je voyais clair en elle. Incapable de se prendre en main, de faire preuve de discernement, d'être ferme. Elle se laissait conduire, comme moi avec le menu.
À la fin de la soirée, je sens de bons présages. Elle semble aux anges.
J'agis sans tarder. Au détour d'une ruelle, je m'approche d'elle. D'abord hésitante, elle vient à moi, offerte, éperdue. J'ôte ses vêtements. Elle respire si fort que ses seins si lourds tendent son soutien-gorge. Je projette alors mon poing au travers de son sternum. Le pourfend. Après une brève torsion du poignet, je sors le coeur hors de la cage thoracique.
L'étincelle est là. Magnifique. Un amour naissant, parfait.
Je le dévore. La pierre de mon corps s'abreuve. J'éprouve à présent toute la force de ses émotions. J'accède enfin à la vie.
Merci à elle - je ne me souviens plus de son prénom - sa naïveté m'aura permis de rejoindre le monde passionnant de l'humanité. Si elle savait à quel bienfait son sacrifice a conduit, elle serait au comble du bonheur, j'en suis sûr !