dimanche 30 décembre 2012

La Vamp et le Dandy


Nous nous sommes rencontrés à la Saint-Sylvestre, à la faveur d'un réveillon organisé par un particulier. Le rythme de vie de cette époque favorisait ce type d'initiatives. Je ne manquais pourtant pas de relations, au contraire, ma profession m'offrait une vie sociale riche qui, paradoxalement, m'éloignait d'amitiés ou d'amours durables. Elle aussi, du moins c'est ce qu'elle affirmait. Nous avions tous deux besoin de rencontrer de nouvelles têtes, de changer d'air. Fêter la nouvelle année en compagnie d'inconnus s'apparentait à une aventure que nous espérions pleine de rebondissements. Un peu comme dans l'ancien temps, où des nobles se rencontraient cachés sous des loups afin de ne pas dévoiler leur rang et se compromettre.
Que dire de cette soirée qui ne soit banal ? Nos regards se sont croisés. Nous nous sommes approchés. Nous nous sommes parlés. Nous avons bu. Dansé. Ri. Nous nous sommes plu.
La nuit était déjà bien avancée lorsqu'elle m'a avoué l'impossible. J'étais si ivre et si heureux que je n'ai pas compris ce qu'elle me disait. Je l'ai embrassée. Après un bref instant où j'ai cru qu'elle me repoussait, elle a répondu à mon empressement. Le reste de la nuit reste flou dans mon esprit. Déjà, les effets de la drogue qu'elle avait plongée dans mon dernier verre se faisaient sentir.
Elle m'a dit au revoir d'un nouveau baiser, et j'ai perdu connaissance.
À mon réveil, il faisait encore nuit. Je n'étais plus dans l'appartement où s'était déroulé la soirée. J'étais dans la rue, sur un trottoir. Je ne reconnaissais pas cette rue. Une sorte de poussière ou de fumée opacifiait l'air, comme si un incendie s'était déclaré à proximité. Mais sans odeur. J'étais seul, apparemment, avec la sensation désagréable d'être épié. Une sensation persistante, alors même que j'explorais cette ville inconnue. Aucune place, aucun bâtiment, aucun commerce ne me paraissait familier. Ce lieu étrange, spectral, semblait figé, inerte, et j'avais l'impression d'en incommoder la sérénité par mon agitation. J'abordais cependant l'inconnu avec philosophie. N'est-ce pas ce que je recherchais la veille ? De l'imprévu...
Mes yeux se sont posés sur une porte entrouverte. Je m'y suis glissé, pénétrant dans un hall obscur. Un homme s'y trouvait. Mon salut est resté silencieux. Je parlais, mais aucun son ne jaillissait de ma bouche. Étrangement, cela ne m'effrayait pas. L'inertie manifeste de ce lieu expliquait sûrement cette impossibilité pour le son, de voyager dans l'air.
L'homme ne bougeait pas. Me voyait-il ? Son regard restait fixé sur le vide. Je me suis rapproché pour observer ses traits de plus près. Il s'agissait certainement d'un malade, tellement son visage était émacié. Sa peau adhérait à son squelette comme celle d'une momie. Il restait immobile, semblable à un pantin empaillé. Je l'ai abandonné à ses muettes contemplation et ai franchi les marches de l'escalier. J'ai essayé toutes les portes de chaque couloir jusqu'à en trouver une d'ouverte. J'ai pris place dans l'appartement qui s'offrait à moi. Un lieu désert, peu meublé, mais disposant de toutes les commodités. Mis à part l'eau courante et l'électricité.
Cette ville, je l'avais compris, était figée, immobile. L'électricité et l'eau courante étant, dans leur principe, des mouvements, ils ne pouvaient exister en ce lieu. Je me surprenais à étudier cette particularité sans frayeur, sans anticipation d'un avenir morbide me concernant. Je savais que je ne craignais rien. Ma présence ici devait s'expliquer.
Je m'allongeai sur le lit, me couvrant d'une couette, plus par habitude que par sensation de froid. Depuis mon réveil, je n'avais jamais ressenti de froid, de chaud, de faim, de soif, ni même de fatigue.
Je revivais en pensée ma rencontre avec cette femme élancée, dont le charme avait capté mon attention dès le premier regard. Elle m'avait envoûté et drogué pour m'amener dans cette ville inerte. Pour quelle raison ? Je repensais à chaque mot prononcé depuis notre rencontre.
Soudain, je me suis remémoré ces paroles :
« Je travaille en enfer. J'exerce une activité très appréciée. J'apporte de nouvelles âmes damnées à mon maitre, et tu vas en faire partie »
Je me souvenais avoir ri après cet aveu. Elle l'avait formulé avec une telle simplicité, une telle candeur, que mon esprit alcoolisé en avait occulté toute forme de menace.
Ainsi donc, j'étais une âme damnée. Comme l'homme du rez-de-chaussée ? Non, certainement pas. Je pouvais bouger, contrairement à lui. J'étais la seule forme de vie mobile en ce monde d'inertie.
J'ai compris alors qu'en restant allongé ainsi, j'allais me fondre dans la routine de cet univers. Ne plus bouger signifiait pour moi rester immobile à jamais. Je me suis arraché du lit, et ai redescendu les marches de l'escalier quatre à quatre. J'ai couru dans la ville, le plus loin possible, davantage pour en tester les limites que pour m'en échapper.
Comme je m'y attendais, il n'y avait aucune limite. Je courais sans fin, filant tout droit tel un bolide, sans fatigue ni douleur musculaire. Ce qui était normal, puisque j'étais une âme errante, à présent. Il n'était plus question que je reste immobile. Je n'étais certainement pas seul à pouvoir me mouvoir en ce monde. J'étais prêt à courir durant des semaines, des mois, des années, jusqu'à donner raison à cette hypothèse.
Mais je n'eus pas à attendre si longtemps. Ou peut-être que si, car ici, la notion de temps n'existait plus.
J'ai vu oiseau voler au-dessus de ma tête. Je l'ai observé. Nos regards se sont croisés, et dès lors, je n'avais plus aucun doute. C'était elle. Elle fondait sur moi, rapace magnifique, grand comme deux hommes, au plumage plus noir que la nuit. Elle déchirait l'air, l'obligeant à se mouvoir pour lui laisser place, formant ce que l'on pourrait nommer du « vent »...
Elle s'est posée devant moi. M'a observé attentivement. À quoi ressemblais-je ? J'avais certainement moins de classe et de prestance qu'elle. Quelle que soit mon apparence, elle m'a reconnu.
Nous avons marché côte à côte, couple improbable, jusqu'à une porte. De son bec crochu, elle en a actionné la poignée, et un passage lumineux s'est offert à nous.
Nous sommes entrés.
Nous nous sommes retrouvés dans une soirée. Elle la vamp, moi le dandy. Nous étions entourés d'humains, tenant en main des coupes de champagne, des tasses de café ou des petits fours. Une soirée dansante. Je portais une chevalière à l'index, dont l'ornement renfermait, je le savais sans même l'avoir actionné, une poudre dont je connaissais fort bien les effets, pour les avoir expérimenté... quand ? La veille ? L'année précédente ? Comment l'affirmer ? Et surtout, quelle importance ?
J'avais une fonction. J'appartenais à cette élite des âmes damnées habilitées à servir la cause du maître. Ma compagne avait déjà disparu, en quête d'une nouvelle proie. Pour ma part, je suis allé me servir un verre. J'étais curieux de savoir quel goût aurait le breuvage maintenant que je n'étais plus de ce monde. Mon regard croisa alors celui d'un jeune homme. Son sourire en disait long.
Le maître avait bien choisi. J'étais une bonne recrue, j'allais faire du bon travail...

dimanche 1 juillet 2012

Duel de sang


L'inconnu jeta la dépêche du matin sur la table basse et se tourna vers le bar pour se servir un verre.
  • Etes-vous certain de vouloir tuer cet homme ?
Jacques se pencha en avant, ouverte sur l'interview qu'il avait accordée à la journaliste Julie Stenrock, la veille.
  • Vous ne trouvez pas cela normal ?
  • Ce n'est pas ma question.
L'inconnu s'écarta du bar, un verre dans chaque main, et s'assit face à lui, posant les verres sur la table basse, de part et d'autre du journal.
  • Où voulez-vous en venir, exactement ? demanda Jacques. Ce type a tué ma fille, après l'avoir violée. Cette saloperie ne mérite pas de vivre. Alors oui, j'ai envie de le saigner, et de le faire souffrir, comme il a fait souffrir Kathy !
  • Je précise ma question, car voyez-vous, Jacques, avoir envie de quelque chose et être réellement prêt à passer à l'acte, sont deux choses bien différentes. Prenez l'assassin de votre fille. S'il s'était contenté d'avoir envie de violer et de tuer une petite fille, nous ne serions pas là ce soir, à discuter autour d'un verre. Je vous demande si vous êtes certain de vouloir tuer cet homme.
Jacques fixa l'inconnu droit dans les yeux. Que devait-il conclure de cette question ?
  • Vous ne m'avez toujours pas dit qui vous êtes.
L'homme sourit, saisit son verre, et le vida cul-sec.
  • Vous détournez la conversation, comme c'est intéressant. Vous voulez mon nom ? Hubert de la Feyr. Satisfait ?
  • Suis-je censé vous connaître ?
  • Absolument pas. Je vous l'ai dit avant de vous conduire à mon appartement, que mon identité ne vous apporterait rien. Vous m'avez tout de même posé la question, ce qui signifie, à mes yeux, que vous détournez sciemment la conversation. Mais il est vrai que pour répondre avec franchise à ce que je vous ai demandé, il faut avoir confiance. Comment pourriez-vous avoir confiance en moi ?
  • En effet.
  • Je vais donc aller plus loin. Voyez-vous, je pense connaître l'assassin de votre fille.
Jacques se pencha en avant et fixa de nouveau l'inconnu, fou d'espoir.
  • Vraiment ? En avez-vous averti la police ?
  • Bien sûr que non.
  • Mais enfin...
  • Je peux vous conduire à lui. N'est-ce pas préférable ?
  • Je ne comprends pas.
  • Si la police l'arrête, il sera inculpé, jugé, emprisonné. Ce n'est pas ce que vous souhaitez, n'est-ce pas ?
Hubert de la Feyr fit un geste de la main en direction du journal avant de reprendre :
  • Vous souhaitez sa mort. Et vous souhaitez la lui donner.
  • Si je vous suis bien, vous allez m'offrir en pâture le tueur de ma fille pour que je fasse justice moi-même. Est-ce bien cela ?
  • Je vois que nous nous comprenons.
Jacques prit son verre, et le vida à son tour cul-sec.
  • Où est-il ?
Hubert se leva et se dirigea dans le fond du salon.
  • Il est dans la pièce à côté, si vous voulez bien me suivre...
Jacques obéit. Ce type l'intriguait plus qu'il ne l'effrayait. Quelque chose dans sa prestance, son langage juste et mesuré, lui inpirait confiance.
Dans la pièce voisine, un jeune homme était assis sur une chaise, solidement ligoté. Un bâillon épais était passé autour de sa bouche. Ses cheveux longs lui tombaient sur les yeux. Cependant, on pouvait y voir un regard effrayé. Il était pathétique à voir.
Jacques en eut le cœur serré. Bon sang ! Qui était donc Hubert de la Feyr ? Et qui était réellement ce type, saucissonné sur cette chaise de bois ?
  • Bon sang ! S'exclama-t-il. Qu'avez-vous fait ?
  • J'ai capturé l'assassin de votre fillette, et je l'ai attaché sur une chaise. Qu'y a-t-il de si épouvantable ? Vous me regardez comme si c'était moi le criminel ?
  • Qui me dit que ce n'est pas le cas ?
Hubert de la Feyr s'avança jusqu'au prisonnier, et lui enleva le bâillon.
  • Mon garçon, je te prie de bien vouloir te présenter à notre invité.
Après avoir reprit son souffle, le jeune homme s'éxécuta, tête basse.
  • Je m'appelle Jonathan de la Feyr.
  • Bien Jonathan, approuva Hubert. Maintenant, explique à monsieur Royan ce que tu as fait à sa fille.
  • Papa...
  • Nous t'écoutons.
  • Tu le lui as déjà dit.
  • Il n'a aucune raison de me croire. Je veux l'entendre de ta bouche. Assume, mon garçon. Assume !
  • D'accord. J'ai agressé votre fille, monsieur Royan. Elle empruntait toujours le même chemin pour rentrer de l'école, devant les bâtiments abandonnés de l'ancienne gare. Je l'ai surveillée pendant des jours, afin de trouver le bon moment.
  • Agressé ? Est-ce tout ?
  • Papa, ne m'oblige pas...
  • Allons, allons, ce n'est pas si terrible. Cela te fera du bien de te confier.
  • Au début, je voulais juste... je voulais juste être seul avec elle. Sentir sa peau sous mes mains. J'en avais envie. C'était plus fort que moi. Je ne voulais pas aller plus loin. Mais dès que j'ai senti sa chaleur, j'ai été saisie d'une pulsion que je ne pouvais plus contrôler. Je suis allé jusqu'au bout. J'ai étouffé ses cris en l'étranglant. A la fin, elle était morte. Je suis tellement... tellement... (long silence)... désolé...
Jacques restait tétanisé devant cet être misérable, qui parlait tête basse, les cheveux long pendant devant lui comme un rideau, couvrant la honte qui huilait ses traits d'une sueur abjecte, celle-là même qui avait coulé sur la robe de Kathy...
  • Vous voyez, Jacques. Je ne vous ai pas menti. Il s'agit bien du criminel que vous voulez abattre. Regardez sur votre gauche. Il y a tout le matériel nécessaire. Outils, couteaux, hache, rasoir. Ainsi qu'un révolver.
  • Vous voulez tuer votre fils ?
  • Absolument pas. Autrement, ce serait déjà fait. C'est vous qui voulez le tuer.
  • Vous êtes aussi fou que lui...
  • Vraiment ? Est-ce moi qui ait déclaré dans un journal vouloir abattre l'assassin de ma fille ?
  • Appelons la police...
  • Revenons à la question centrale de notre conversation. Etes-vous certain de vouloir tuer cet homme ? C'est toute la donnée du problème, car non, je n'appelerai pas la police.
  • C'est dingue...
  • Comme vous dites. Mon fils m'a énormément déçu. Mais c'est mon fils. Je l'ai éduqué durant vingt-trois ans. Il poursuit de belles études qui le mèneront, j'en suis certain, à un poste de très haute responsabilité dans l'une des firmes de mon groupe. Rien dans son enfance ne le prédisposait à développer des pulsion malsaines. Rien dans son comportement ne laissait supposer ses tourments. Il m'a avoué son crime. Sa contrition est réelle, croyez-moi. Ses gestes lui ont été dictés par une voix intérieure dont personne ne pouvait soupçonner l'existence... c'est mon fils, vous l'avez dit. Je ne pouvais pas le livrer à la justice sans lui accorder une chance d'être confronté au père de sa victime.
  • C'est dingue...
  • J'ai une dernière question à vous poser, monsieur Royan.
Jacques Royan secouait négativement la tête, le regard perdu sur ce jeune homme, faible et larmoyant, ligoté sur sa chaise.
  • Monsieur Royan, m'écoutez-vous ?
  • Oui, murmura-t-il dans un souffle.
  • Allez-vous tuer l'assassin de votre fille, ou pas ?
  • C'est dingue... je ne peux pas. Pas comme ça... Je ne suis pas comme lui. Je vais appeler la police. La justice s'occupera de lui. S'il est malade, il sera soigné...
  • Soigné ? Oh... Le discours tenu hier semble être bien oublié. Seriez-vous un lâche ?
  • Je réponds simplement à votre question : non, je ne tuerai pas l'assassin de ma fille. Je vais le livrer aux autorités.
  • Peut-être...
  • Comment ça ?
Hubert de la Feyr asséna un violent coup de coude dans le plexus solaire de Jacques Royan, qui s'effondra au sol, le souffle coupé. Ensuite, il sortit un poignard de son complet veston, s'avança jusqu'à son fils, et trancha ses liens en quelques gestes secs et précis.
  • Maintenant, je vais vous laisser régler ça entre vous. Les règles sont simples. Si Jonathan accepte de se rendre, il ira en prison. S'il refuse, il y aura combat. S'il remporte ce combat, il pourra récupérer la vidéo de notre conversation, que la caméra située au fond, là-bas, est en train de filmer et se sortir d'affaire. S'il perd, vous pourrez utiliser cette même vidéo pour le compromettre, et me compromettre également. De cette manière, je subirai moi aussi les conséquences d'être le père d'un assassin. Et si tu t'en sors, Jonathan, tu peux considérer que je ne suis plus ton père. Je ne veux plus aucun contact avec toi. J'assume cette paternité en t'offrant ces alternatives, mais ne compte pas sur moi pour aller plus loin.
Hubert de la Feyr ouvrit la porte et resta sur le seuil pour porter un dernier message :
  • Je vais fermer à clé. Quand votre face à face sera réglé, vous trouverez un double de la clé dans le meuble du fond. Le lecteur vidéo se trouve sous la télévision, dans le salon, derrière-moi. Maintenant, je vous laisse. Quelle que soit votre décision, à l'un et à l'autre, je n'ai qu'un seul conseil à vous donner : soyez en accord avec vous-même. Autrement, la liberté que vous retrouverez en sortant de cet appartement aura un goût amer. Adieu.

dimanche 29 janvier 2012

Mort indigne


Je l'observais depuis des semaines. Toujours à errer dans le même quartier, les épaules basses, le regard jaunâtre, dans son pardessus crasseux, sous son bonnet de laine malodorant. Il traînait ces énormes bottines d'ouvrier à la recherche d'une quelconque pitance, fouillant dans toutes les poubelles. Il revenait avec son chariot dans cette ruelle, où je l'avais découvert un soir, en rentrant du bistrot, à moitié ivre. Je l'avais réveillé, alors qu'il était allongé dans une benne renversée sur le flanc, recouvert de plusieurs couvertures puantes. C'était son logis, sa demeure. Un coin de ruelle sordide.
Il m'emplissait de dégoût et de haine.
Je n'ai aucun diplôme, aucun talent particulier, juste une volonté implacable. Je lui dois un emploi, une maison et une famille. Ce type n'était rien. Je trouvais son inutilité insultante pour l'humanité. Comment pouvait-on accepter d'être réduit à une âme errante, dont la seule perspective d'avenir serait de vider les poubelles du même quartier, encore et encore, jusqu'à ce qu'une maladie annonce la libération. Songerait-il à se soigner s'il contractait un cancer ? J'ose espérer que non. Je trouverais digne qu'il acceptât l'inévitable avec philosophie... mais je n'y crois pas. C'est visible, ce minable n'avait aucune dignité.
Il respectait toujours la même routine, suivait le même itinéraire, du matin jusqu'au soir. Je le sais car je m'arrangeais pour le surveiller, en semaine comme le week-end. Je profitais de chaque sortie, mon jogging matinal, les courses dans les commerces de ville, sur le trajet en emmenant ma fille à l'école. Il était sans surprise, un fantôme inutile et puant.
J'avais mal au ventre en le voyant, je ne supportais pas qu'un tel être puisse exister. Il était l'antithèse d'un humain, une vermine à éliminer. Je n'avais pas pitié de lui, rien ne pouvait excuser un tel laisser aller. Il fallait que je le tue.
Oh ! Je sais que beaucoup d'indigents se comportent de la même façon, et encombrent les ruelles de milliers de villes dans ce pays, et partout dans le monde. Seulement, ceux-là ne vivent, si je puis m'exprimer ainsi, pas à quelques centaines de mètres de mon pavillon. Je devais « nettoyer » mon environnement, cela devenais une nécessité, pour assurer à mon enfant un cadre de vie positif et sain.
Je savais que ce serait facile. Il était à ma merci tous les soirs. Sa ruelle n'était éclairée d'aucun réverbère, il suffisait d'un sédatif, administré dans son sommeil, et d'enrouler son visage dans ses couvertures. La mort paraîtrait naturelle, la police ne ferait aucune enquête...
Aurais-je le courage ? Tuer un homme, paraît-il, n'est pas si simple ; il ne suffit pas de haïr pour passer à l'acte. Eh bien, croyez-moi, je n'ai jamais douté de ma capacité à arracher cette larve à ce monde. Je l'ai dit, c'était une nécessité, et même la perspective d'un bain de sang ne pouvait me faire reculer.
J'ai frappé un vendredi soir, peu de temps avant de rendre visite à des amis, en allant chercher une bouteille de Jack Daniel's à l'épicerie du coin. Cela m'a pris cinq minutes, tout au plus. J'ai dû me laver les mains avec du détergent pour leur ôter le fumet de charogne moisie contracté durant l'opération ! Comment était-il possible de sentir aussi mauvais ?
Mes amis m'ont trouvé épanoui, rayonnant, et je l'étais. De mon point de vue, j'avais accompli une bonne action.
J'ai passé la semaine suivante à surveiller la nouvelle dans le journal. Mais aucun article ne faisait allusion au décès d'un sans abri. Sa disparition ne soulevait aucune réaction, il avait glissé hors de la vie sans bruit, sans mouvements... Un soir, je suis retourné dans sa ruelle. Sa couche y était toujours, avec les mêmes couvertures. Il s'était en quelque sorte désintégré.
A aucun moment, je n'ai pensé à reprendre mes observations. Dans mon esprit, il était mort, je ne m'en occupais plus. Si j'avais continué à suivre ses trajets habituels, j'aurais constaté l'échec de ma tentative, et alors, peut-être aurais-je compris toutes les implications de mon crime. Comment aurais-je pu deviner ?
Un soir, en rentrant du boulot, je suis tombé nez à nez avec ma victime. Il sortait de chez moi. Son visage buriné était couvert de sang, tout comme son pardessus, ses mains. Il semblait sortir d'une baignoire de sang. Son regard jaunâtre était fixé sur moi, mais le vide de son expression me démontrait qu'il ne me voyait pas vraiment. Il avançait comme un pantin, ses grosses chaussures frappant les gravillons de l'allée dans un bruissement de sac de billes. Je l'ai poussé violemment, le couvrant d'insultes. Il s'est écroulé au sol. Il était faible, mou. Son odeur emplissait l'atmosphère d'un remugle insupportable. Je me suis rué dans mon pavillon. Du sang, du sang, encore du sang. Ma femme reposait dans la chambre, dont la porte était fracassée en son centre. Elle tenait un couteau de cuisine dans la main, démontrant qu'elle s'était défendue de tout son cœur avant d'être dévorée. Ma fille gisait à ses côtés, elle aussi morte, le cou ouvert par des déchirures affreuses.
Fou de douleur, j'ai appelé une ambulance, les pompiers, la police. Je suis retourné dans l'allée, le clochard n'y était plus. J'aurais tant aimé passer mes nerfs sur lui.
Je suis retourné dans la chambre, et lorsque j'ai vu ma gamine de nouveau debout, je n'ai pas compris. Je me suis jeté à genoux devant elle, au bord des larmes. Je n'en revenais pas qu'elle soit encore en vie.
Elle m'a mordu l'avant-bras. J'ai alors compris.
Ce clochard avait glissé hors de la vie depuis plus longtemps que je ne l'imaginais...

lundi 2 janvier 2012

Ôde à la strangulation


Je rôdais dans la rue, lorsque mes yeux se posèrent sur elle. Légère, aérienne, tout juste pubère, elle fendait la foule d'un pas rapide, faisant ondoyer sa longue chevelure blonde. Elle ressemblait à une flammèche, et mes sens, attirés par sa lumière, se sont emballés. Je l'ai suivie discrètement. Par bonheur, elle s'engagea dans une ruelle déserte. Je vins au plus près pour humer son odeur. Elle exhalait des effluves frais d'une pureté virginale. Mes mains se posèrent fermement sur sa peau soyeuse, maîtrisant rapidement sa fougue. Mes doigts se serrèrent autour son cou très fin. Son corps raidi de surprise se laissa étendre sur les pavés. Elle s'agitait avec vigueur, tel un poisson happé par l'hameçon. Son regard candide exprimait une vive frayeur. Mon coeur battait avec violence, embrasé de volupté, tandis que mes phalanges s'enfonçaient dans sa chair. J'aurais voulu que ce moment dure plus longtemps, mais déjà elle faiblissait. Ses yeux se figèrent. Je l'abandonnai alors avec regret, alanguie comme la maîtresse qu'elle ne sera jamais. N'aie aucun regret, jolie innocente, tu as quitté ce monde avant d'être souillée. Je t'ai aimée plus fort qu'un amant...