dimanche 29 janvier 2012

Mort indigne


Je l'observais depuis des semaines. Toujours à errer dans le même quartier, les épaules basses, le regard jaunâtre, dans son pardessus crasseux, sous son bonnet de laine malodorant. Il traînait ces énormes bottines d'ouvrier à la recherche d'une quelconque pitance, fouillant dans toutes les poubelles. Il revenait avec son chariot dans cette ruelle, où je l'avais découvert un soir, en rentrant du bistrot, à moitié ivre. Je l'avais réveillé, alors qu'il était allongé dans une benne renversée sur le flanc, recouvert de plusieurs couvertures puantes. C'était son logis, sa demeure. Un coin de ruelle sordide.
Il m'emplissait de dégoût et de haine.
Je n'ai aucun diplôme, aucun talent particulier, juste une volonté implacable. Je lui dois un emploi, une maison et une famille. Ce type n'était rien. Je trouvais son inutilité insultante pour l'humanité. Comment pouvait-on accepter d'être réduit à une âme errante, dont la seule perspective d'avenir serait de vider les poubelles du même quartier, encore et encore, jusqu'à ce qu'une maladie annonce la libération. Songerait-il à se soigner s'il contractait un cancer ? J'ose espérer que non. Je trouverais digne qu'il acceptât l'inévitable avec philosophie... mais je n'y crois pas. C'est visible, ce minable n'avait aucune dignité.
Il respectait toujours la même routine, suivait le même itinéraire, du matin jusqu'au soir. Je le sais car je m'arrangeais pour le surveiller, en semaine comme le week-end. Je profitais de chaque sortie, mon jogging matinal, les courses dans les commerces de ville, sur le trajet en emmenant ma fille à l'école. Il était sans surprise, un fantôme inutile et puant.
J'avais mal au ventre en le voyant, je ne supportais pas qu'un tel être puisse exister. Il était l'antithèse d'un humain, une vermine à éliminer. Je n'avais pas pitié de lui, rien ne pouvait excuser un tel laisser aller. Il fallait que je le tue.
Oh ! Je sais que beaucoup d'indigents se comportent de la même façon, et encombrent les ruelles de milliers de villes dans ce pays, et partout dans le monde. Seulement, ceux-là ne vivent, si je puis m'exprimer ainsi, pas à quelques centaines de mètres de mon pavillon. Je devais « nettoyer » mon environnement, cela devenais une nécessité, pour assurer à mon enfant un cadre de vie positif et sain.
Je savais que ce serait facile. Il était à ma merci tous les soirs. Sa ruelle n'était éclairée d'aucun réverbère, il suffisait d'un sédatif, administré dans son sommeil, et d'enrouler son visage dans ses couvertures. La mort paraîtrait naturelle, la police ne ferait aucune enquête...
Aurais-je le courage ? Tuer un homme, paraît-il, n'est pas si simple ; il ne suffit pas de haïr pour passer à l'acte. Eh bien, croyez-moi, je n'ai jamais douté de ma capacité à arracher cette larve à ce monde. Je l'ai dit, c'était une nécessité, et même la perspective d'un bain de sang ne pouvait me faire reculer.
J'ai frappé un vendredi soir, peu de temps avant de rendre visite à des amis, en allant chercher une bouteille de Jack Daniel's à l'épicerie du coin. Cela m'a pris cinq minutes, tout au plus. J'ai dû me laver les mains avec du détergent pour leur ôter le fumet de charogne moisie contracté durant l'opération ! Comment était-il possible de sentir aussi mauvais ?
Mes amis m'ont trouvé épanoui, rayonnant, et je l'étais. De mon point de vue, j'avais accompli une bonne action.
J'ai passé la semaine suivante à surveiller la nouvelle dans le journal. Mais aucun article ne faisait allusion au décès d'un sans abri. Sa disparition ne soulevait aucune réaction, il avait glissé hors de la vie sans bruit, sans mouvements... Un soir, je suis retourné dans sa ruelle. Sa couche y était toujours, avec les mêmes couvertures. Il s'était en quelque sorte désintégré.
A aucun moment, je n'ai pensé à reprendre mes observations. Dans mon esprit, il était mort, je ne m'en occupais plus. Si j'avais continué à suivre ses trajets habituels, j'aurais constaté l'échec de ma tentative, et alors, peut-être aurais-je compris toutes les implications de mon crime. Comment aurais-je pu deviner ?
Un soir, en rentrant du boulot, je suis tombé nez à nez avec ma victime. Il sortait de chez moi. Son visage buriné était couvert de sang, tout comme son pardessus, ses mains. Il semblait sortir d'une baignoire de sang. Son regard jaunâtre était fixé sur moi, mais le vide de son expression me démontrait qu'il ne me voyait pas vraiment. Il avançait comme un pantin, ses grosses chaussures frappant les gravillons de l'allée dans un bruissement de sac de billes. Je l'ai poussé violemment, le couvrant d'insultes. Il s'est écroulé au sol. Il était faible, mou. Son odeur emplissait l'atmosphère d'un remugle insupportable. Je me suis rué dans mon pavillon. Du sang, du sang, encore du sang. Ma femme reposait dans la chambre, dont la porte était fracassée en son centre. Elle tenait un couteau de cuisine dans la main, démontrant qu'elle s'était défendue de tout son cœur avant d'être dévorée. Ma fille gisait à ses côtés, elle aussi morte, le cou ouvert par des déchirures affreuses.
Fou de douleur, j'ai appelé une ambulance, les pompiers, la police. Je suis retourné dans l'allée, le clochard n'y était plus. J'aurais tant aimé passer mes nerfs sur lui.
Je suis retourné dans la chambre, et lorsque j'ai vu ma gamine de nouveau debout, je n'ai pas compris. Je me suis jeté à genoux devant elle, au bord des larmes. Je n'en revenais pas qu'elle soit encore en vie.
Elle m'a mordu l'avant-bras. J'ai alors compris.
Ce clochard avait glissé hors de la vie depuis plus longtemps que je ne l'imaginais...

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