dimanche 1 juillet 2012

Duel de sang


L'inconnu jeta la dépêche du matin sur la table basse et se tourna vers le bar pour se servir un verre.
  • Etes-vous certain de vouloir tuer cet homme ?
Jacques se pencha en avant, ouverte sur l'interview qu'il avait accordée à la journaliste Julie Stenrock, la veille.
  • Vous ne trouvez pas cela normal ?
  • Ce n'est pas ma question.
L'inconnu s'écarta du bar, un verre dans chaque main, et s'assit face à lui, posant les verres sur la table basse, de part et d'autre du journal.
  • Où voulez-vous en venir, exactement ? demanda Jacques. Ce type a tué ma fille, après l'avoir violée. Cette saloperie ne mérite pas de vivre. Alors oui, j'ai envie de le saigner, et de le faire souffrir, comme il a fait souffrir Kathy !
  • Je précise ma question, car voyez-vous, Jacques, avoir envie de quelque chose et être réellement prêt à passer à l'acte, sont deux choses bien différentes. Prenez l'assassin de votre fille. S'il s'était contenté d'avoir envie de violer et de tuer une petite fille, nous ne serions pas là ce soir, à discuter autour d'un verre. Je vous demande si vous êtes certain de vouloir tuer cet homme.
Jacques fixa l'inconnu droit dans les yeux. Que devait-il conclure de cette question ?
  • Vous ne m'avez toujours pas dit qui vous êtes.
L'homme sourit, saisit son verre, et le vida cul-sec.
  • Vous détournez la conversation, comme c'est intéressant. Vous voulez mon nom ? Hubert de la Feyr. Satisfait ?
  • Suis-je censé vous connaître ?
  • Absolument pas. Je vous l'ai dit avant de vous conduire à mon appartement, que mon identité ne vous apporterait rien. Vous m'avez tout de même posé la question, ce qui signifie, à mes yeux, que vous détournez sciemment la conversation. Mais il est vrai que pour répondre avec franchise à ce que je vous ai demandé, il faut avoir confiance. Comment pourriez-vous avoir confiance en moi ?
  • En effet.
  • Je vais donc aller plus loin. Voyez-vous, je pense connaître l'assassin de votre fille.
Jacques se pencha en avant et fixa de nouveau l'inconnu, fou d'espoir.
  • Vraiment ? En avez-vous averti la police ?
  • Bien sûr que non.
  • Mais enfin...
  • Je peux vous conduire à lui. N'est-ce pas préférable ?
  • Je ne comprends pas.
  • Si la police l'arrête, il sera inculpé, jugé, emprisonné. Ce n'est pas ce que vous souhaitez, n'est-ce pas ?
Hubert de la Feyr fit un geste de la main en direction du journal avant de reprendre :
  • Vous souhaitez sa mort. Et vous souhaitez la lui donner.
  • Si je vous suis bien, vous allez m'offrir en pâture le tueur de ma fille pour que je fasse justice moi-même. Est-ce bien cela ?
  • Je vois que nous nous comprenons.
Jacques prit son verre, et le vida à son tour cul-sec.
  • Où est-il ?
Hubert se leva et se dirigea dans le fond du salon.
  • Il est dans la pièce à côté, si vous voulez bien me suivre...
Jacques obéit. Ce type l'intriguait plus qu'il ne l'effrayait. Quelque chose dans sa prestance, son langage juste et mesuré, lui inpirait confiance.
Dans la pièce voisine, un jeune homme était assis sur une chaise, solidement ligoté. Un bâillon épais était passé autour de sa bouche. Ses cheveux longs lui tombaient sur les yeux. Cependant, on pouvait y voir un regard effrayé. Il était pathétique à voir.
Jacques en eut le cœur serré. Bon sang ! Qui était donc Hubert de la Feyr ? Et qui était réellement ce type, saucissonné sur cette chaise de bois ?
  • Bon sang ! S'exclama-t-il. Qu'avez-vous fait ?
  • J'ai capturé l'assassin de votre fillette, et je l'ai attaché sur une chaise. Qu'y a-t-il de si épouvantable ? Vous me regardez comme si c'était moi le criminel ?
  • Qui me dit que ce n'est pas le cas ?
Hubert de la Feyr s'avança jusqu'au prisonnier, et lui enleva le bâillon.
  • Mon garçon, je te prie de bien vouloir te présenter à notre invité.
Après avoir reprit son souffle, le jeune homme s'éxécuta, tête basse.
  • Je m'appelle Jonathan de la Feyr.
  • Bien Jonathan, approuva Hubert. Maintenant, explique à monsieur Royan ce que tu as fait à sa fille.
  • Papa...
  • Nous t'écoutons.
  • Tu le lui as déjà dit.
  • Il n'a aucune raison de me croire. Je veux l'entendre de ta bouche. Assume, mon garçon. Assume !
  • D'accord. J'ai agressé votre fille, monsieur Royan. Elle empruntait toujours le même chemin pour rentrer de l'école, devant les bâtiments abandonnés de l'ancienne gare. Je l'ai surveillée pendant des jours, afin de trouver le bon moment.
  • Agressé ? Est-ce tout ?
  • Papa, ne m'oblige pas...
  • Allons, allons, ce n'est pas si terrible. Cela te fera du bien de te confier.
  • Au début, je voulais juste... je voulais juste être seul avec elle. Sentir sa peau sous mes mains. J'en avais envie. C'était plus fort que moi. Je ne voulais pas aller plus loin. Mais dès que j'ai senti sa chaleur, j'ai été saisie d'une pulsion que je ne pouvais plus contrôler. Je suis allé jusqu'au bout. J'ai étouffé ses cris en l'étranglant. A la fin, elle était morte. Je suis tellement... tellement... (long silence)... désolé...
Jacques restait tétanisé devant cet être misérable, qui parlait tête basse, les cheveux long pendant devant lui comme un rideau, couvrant la honte qui huilait ses traits d'une sueur abjecte, celle-là même qui avait coulé sur la robe de Kathy...
  • Vous voyez, Jacques. Je ne vous ai pas menti. Il s'agit bien du criminel que vous voulez abattre. Regardez sur votre gauche. Il y a tout le matériel nécessaire. Outils, couteaux, hache, rasoir. Ainsi qu'un révolver.
  • Vous voulez tuer votre fils ?
  • Absolument pas. Autrement, ce serait déjà fait. C'est vous qui voulez le tuer.
  • Vous êtes aussi fou que lui...
  • Vraiment ? Est-ce moi qui ait déclaré dans un journal vouloir abattre l'assassin de ma fille ?
  • Appelons la police...
  • Revenons à la question centrale de notre conversation. Etes-vous certain de vouloir tuer cet homme ? C'est toute la donnée du problème, car non, je n'appelerai pas la police.
  • C'est dingue...
  • Comme vous dites. Mon fils m'a énormément déçu. Mais c'est mon fils. Je l'ai éduqué durant vingt-trois ans. Il poursuit de belles études qui le mèneront, j'en suis certain, à un poste de très haute responsabilité dans l'une des firmes de mon groupe. Rien dans son enfance ne le prédisposait à développer des pulsion malsaines. Rien dans son comportement ne laissait supposer ses tourments. Il m'a avoué son crime. Sa contrition est réelle, croyez-moi. Ses gestes lui ont été dictés par une voix intérieure dont personne ne pouvait soupçonner l'existence... c'est mon fils, vous l'avez dit. Je ne pouvais pas le livrer à la justice sans lui accorder une chance d'être confronté au père de sa victime.
  • C'est dingue...
  • J'ai une dernière question à vous poser, monsieur Royan.
Jacques Royan secouait négativement la tête, le regard perdu sur ce jeune homme, faible et larmoyant, ligoté sur sa chaise.
  • Monsieur Royan, m'écoutez-vous ?
  • Oui, murmura-t-il dans un souffle.
  • Allez-vous tuer l'assassin de votre fille, ou pas ?
  • C'est dingue... je ne peux pas. Pas comme ça... Je ne suis pas comme lui. Je vais appeler la police. La justice s'occupera de lui. S'il est malade, il sera soigné...
  • Soigné ? Oh... Le discours tenu hier semble être bien oublié. Seriez-vous un lâche ?
  • Je réponds simplement à votre question : non, je ne tuerai pas l'assassin de ma fille. Je vais le livrer aux autorités.
  • Peut-être...
  • Comment ça ?
Hubert de la Feyr asséna un violent coup de coude dans le plexus solaire de Jacques Royan, qui s'effondra au sol, le souffle coupé. Ensuite, il sortit un poignard de son complet veston, s'avança jusqu'à son fils, et trancha ses liens en quelques gestes secs et précis.
  • Maintenant, je vais vous laisser régler ça entre vous. Les règles sont simples. Si Jonathan accepte de se rendre, il ira en prison. S'il refuse, il y aura combat. S'il remporte ce combat, il pourra récupérer la vidéo de notre conversation, que la caméra située au fond, là-bas, est en train de filmer et se sortir d'affaire. S'il perd, vous pourrez utiliser cette même vidéo pour le compromettre, et me compromettre également. De cette manière, je subirai moi aussi les conséquences d'être le père d'un assassin. Et si tu t'en sors, Jonathan, tu peux considérer que je ne suis plus ton père. Je ne veux plus aucun contact avec toi. J'assume cette paternité en t'offrant ces alternatives, mais ne compte pas sur moi pour aller plus loin.
Hubert de la Feyr ouvrit la porte et resta sur le seuil pour porter un dernier message :
  • Je vais fermer à clé. Quand votre face à face sera réglé, vous trouverez un double de la clé dans le meuble du fond. Le lecteur vidéo se trouve sous la télévision, dans le salon, derrière-moi. Maintenant, je vous laisse. Quelle que soit votre décision, à l'un et à l'autre, je n'ai qu'un seul conseil à vous donner : soyez en accord avec vous-même. Autrement, la liberté que vous retrouverez en sortant de cet appartement aura un goût amer. Adieu.

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