La matraque le percuta à
la base du maxillaire. Un coup surpuissant. Un brouillard épais
déforma sa vision. Ses genoux ployèrent. Il s'effondra sur le flanc
à moitié évanoui. Vit Sarah disparaître à la lisière de
l'inconscience. Ferma les yeux. Et les rouvrit soudain, alerté par
une explosion.
Un liquide suintait de
ses gencives et glissait au coin de ses lèvres en un filet huileux.
Trois billes ivoire et sang reposaient sous son nez. Trois molaires.
Le CRS l'attrapa par une
cheville et le traîna sur le bitume. Bastien, incapable de réagir,
fut soulevé du sol, et tomba assis au sein d'un espace confiné et
sombre.
Des hommes l'entouraient.
Des policiers et d'autres gens. Le lieu était si étroit que chacun
se touchait du coude.
— T'es avec nous,
ducon ? demanda une voix douce.
Le jeune manifestant émit
un gémissement démontrant le contraire. Un type en blouse blanche
lui fit une piqûre. Un flot d'énergie lui saisit le cœur. La
situation lui parut vite plus claire. Il se trouvait à l'intérieur
d'un fourgon. Pas une ambulance, plutôt un panier à salade. Une
demi-douzaine d'individus lui faisaient face.
— Vous me faites trop
d'honneur, maugréa-t-il en bavant du sang.
Une violente décharge
électrique le plaqua au siège et pétrifia ses poumons. Il récupéra
son souffle en un sifflement pathétique, l'esprit en déroute.
— Tu parles quand on te
dit de parler, reprit la voix, sans agressivité. Contente-toi
d'écouter.
Deux personnes
s'écartèrent de son champ de vision, remplacées par une jeune
femme, très fine. Elle s'installa dans un espace bizarrement élargi.
Il ne voyait qu'elle. Son visage analogue à une lame de couteau
évasée s'illuminait d'yeux bleu pâle, hypnotiques en totale
opposition avec ceux de Sarah. Bastien se sentit immédiatement
rassuré par ce regard d'une pureté cristalline. Puis l'homme en
blouse blanche lui piqua le bras une seconde fois. Une torpeur
agréable enlaça sa conscience.
— Monsieur Dunant, dit
la voix suave et chaleureuse de la belle, nous comprenons vos
motivations et votre combat, il est juste et légitime, personne ne
peut le contester. Le président de la République lui-même l'a
confirmé. Mais cette lutte s'éternise, perd en pertinence au fil
des semaines.
Bastien se demandait
comment elle pouvait connaître son nom. Toutefois, son cœur bercé
par sa voix étrangement grave dédaignait toute distraction futile.
— Nous vous offrons
l'occasion d'accélérer la conclusion du mouvement, et par ce biais
sa réussite. Dans ce coffre, vous trouverez une cagoule, des gants
épais et des boules de pétanque. Nous ne vous demandons qu'une
chose : soyez digne de votre engagement. Cassez ! Défoncez
toutes les vitrines que vous rencontrerez. Si vous en avez
l'occasion, rouez de coups des employés. Ne vous laissez pas
influencer par la bien-pensance. Cette cause justifie des moyens
radicaux. Si vous ne semez pas le chaos, le mouvement s'étendra
durant des mois, des années peut-être, sans que vous obteniez la
moindre concession de la part du gouvernement. Courage, nous sommes
avec vous.
Le haillon du fourgon
s'ouvrit. Bastien inspira l'air pollué de gaz irritants à pleins
poumons et expira en gémissant d'extase. Des silhouettes s'agitaient
face à lui. Il se rua sur elles, les veines bouillonnantes. Ses
poings frappèrent en aveugle. Des corps tombèrent. Il prit des
coups, sans éprouver la moindre douleur. Les rendit avec
acharnement. Son trajet le mena face aux restaurants chics, au luxe
outrageant. Il lança une boule, une deuxième, une troisième.
Aussitôt, une nuée anonyme s'engouffra par les ouvertures pour
subtiliser les meubles, les bibelots, la vaisselle. Il rebroussa
chemin, joua des épaules à travers la foule afin de fracasser une
autre vitrine. Les clients s'enfuirent. Les employés s'opposèrent à
lui. Il cogna. Sans réfléchir, semblable à un robot. Ses poings ne
lui obéissaient plus. Les hommes s'écroulaient à ses pieds. Un feu
naquit le long d'une devanture. Les flammes s'étendirent, exhalant
une épaisse fumée noire. L'évacuation fut alors générale. Il
rebroussa chemin. S'écarta de la foule. Sortit du sac qu'on lui
avait remis une grenade de guerre. Un relent de conscience le fit
hésiter. Quel serait l'effet ? Le doute ne dura qu'une seconde.
Il la dégoupilla et la jeta au milieu d'un groupe très dense
agglutiné à quelques dizaines de mètres. L'explosion fut
assourdissante. Les hurlements et les pleurs lui firent ployer
l'échine. L'atmosphère, chargée d'odeurs ignobles, infesta ses
poumons. Il déambula au milieu des corps déchiquetés. Quelqu'un se
jeta soudain sur lui. Une silhouette fine, légère. Il fut à peine
ébranlé par son attaque, la saisit par le bras, et la plaqua au
sol. Elle criait, insultait, sanglotait. Il n'entendait rien. Rien
d'autre que la femme aux yeux bleus, qui lui ordonnait de créer un
événement unique, que personne ne saurait ignorer.
Il abattit une boule de
pétanque sur la face de sa victime. Observa les ravages infligés,
et recommença. Encore et encore. Jusqu'à ce que son arme soit
imbibée.
Il tomba à genoux.
Amorphe. Contempla le visage qu'il venait de détruire. Reconnut un
regard. N'y crut tout d'abord pas. Réalisa peu à peu de qui il
s'agissait. Lui murmura de douces paroles, tremblant, le cœur
détresse. Sarah... Qu'avait-il fait ? Il se mit à pleurer.
Elle agonisait, la bouche emplie de sang. Oppressé par son regard
vitreux, lourd de culpabilité, il décida d'aller au bout de son
idée. Passa ses mains gantées autour de son cou. Et serra. Serra si
fort que ses pouces lui broyèrent le larynx.
Il fut arrêté.
Et à la suite d'une
procédure judiciaire étrangement courte, Bastien obtint un
non-lieu. Lorsqu'il fut libéré, une profonde euphorie gagna son
esprit, plus forte que le sentiment de culpabilité.
C'était donc ça,
l'impunité !