lundi 1 avril 2019

Péril jaune


La matraque le percuta à la base du maxillaire. Un coup surpuissant. Un brouillard épais déforma sa vision. Ses genoux ployèrent. Il s'effondra sur le flanc à moitié évanoui. Vit Sarah disparaître à la lisière de l'inconscience. Ferma les yeux. Et les rouvrit soudain, alerté par une explosion.
Un liquide suintait de ses gencives et glissait au coin de ses lèvres en un filet huileux. Trois billes ivoire et sang reposaient sous son nez. Trois molaires.
Le CRS l'attrapa par une cheville et le traîna sur le bitume. Bastien, incapable de réagir, fut soulevé du sol, et tomba assis au sein d'un espace confiné et sombre.
Des hommes l'entouraient. Des policiers et d'autres gens. Le lieu était si étroit que chacun se touchait du coude.
— T'es avec nous, ducon ? demanda une voix douce.
Le jeune manifestant émit un gémissement démontrant le contraire. Un type en blouse blanche lui fit une piqûre. Un flot d'énergie lui saisit le cœur. La situation lui parut vite plus claire. Il se trouvait à l'intérieur d'un fourgon. Pas une ambulance, plutôt un panier à salade. Une demi-douzaine d'individus lui faisaient face.
— Vous me faites trop d'honneur, maugréa-t-il en bavant du sang.
Une violente décharge électrique le plaqua au siège et pétrifia ses poumons. Il récupéra son souffle en un sifflement pathétique, l'esprit en déroute.
— Tu parles quand on te dit de parler, reprit la voix, sans agressivité. Contente-toi d'écouter.
Deux personnes s'écartèrent de son champ de vision, remplacées par une jeune femme, très fine. Elle s'installa dans un espace bizarrement élargi. Il ne voyait qu'elle. Son visage analogue à une lame de couteau évasée s'illuminait d'yeux bleu pâle, hypnotiques en totale opposition avec ceux de Sarah. Bastien se sentit immédiatement rassuré par ce regard d'une pureté cristalline. Puis l'homme en blouse blanche lui piqua le bras une seconde fois. Une torpeur agréable enlaça sa conscience.
— Monsieur Dunant, dit la voix suave et chaleureuse de la belle, nous comprenons vos motivations et votre combat, il est juste et légitime, personne ne peut le contester. Le président de la République lui-même l'a confirmé. Mais cette lutte s'éternise, perd en pertinence au fil des semaines.
Bastien se demandait comment elle pouvait connaître son nom. Toutefois, son cœur bercé par sa voix étrangement grave dédaignait toute distraction futile.
— Nous vous offrons l'occasion d'accélérer la conclusion du mouvement, et par ce biais sa réussite. Dans ce coffre, vous trouverez une cagoule, des gants épais et des boules de pétanque. Nous ne vous demandons qu'une chose : soyez digne de votre engagement. Cassez ! Défoncez toutes les vitrines que vous rencontrerez. Si vous en avez l'occasion, rouez de coups des employés. Ne vous laissez pas influencer par la bien-pensance. Cette cause justifie des moyens radicaux. Si vous ne semez pas le chaos, le mouvement s'étendra durant des mois, des années peut-être, sans que vous obteniez la moindre concession de la part du gouvernement. Courage, nous sommes avec vous.
Le haillon du fourgon s'ouvrit. Bastien inspira l'air pollué de gaz irritants à pleins poumons et expira en gémissant d'extase. Des silhouettes s'agitaient face à lui. Il se rua sur elles, les veines bouillonnantes. Ses poings frappèrent en aveugle. Des corps tombèrent. Il prit des coups, sans éprouver la moindre douleur. Les rendit avec acharnement. Son trajet le mena face aux restaurants chics, au luxe outrageant. Il lança une boule, une deuxième, une troisième. Aussitôt, une nuée anonyme s'engouffra par les ouvertures pour subtiliser les meubles, les bibelots, la vaisselle. Il rebroussa chemin, joua des épaules à travers la foule afin de fracasser une autre vitrine. Les clients s'enfuirent. Les employés s'opposèrent à lui. Il cogna. Sans réfléchir, semblable à un robot. Ses poings ne lui obéissaient plus. Les hommes s'écroulaient à ses pieds. Un feu naquit le long d'une devanture. Les flammes s'étendirent, exhalant une épaisse fumée noire. L'évacuation fut alors générale. Il rebroussa chemin. S'écarta de la foule. Sortit du sac qu'on lui avait remis une grenade de guerre. Un relent de conscience le fit hésiter. Quel serait l'effet ? Le doute ne dura qu'une seconde. Il la dégoupilla et la jeta au milieu d'un groupe très dense agglutiné à quelques dizaines de mètres. L'explosion fut assourdissante. Les hurlements et les pleurs lui firent ployer l'échine. L'atmosphère, chargée d'odeurs ignobles, infesta ses poumons. Il déambula au milieu des corps déchiquetés. Quelqu'un se jeta soudain sur lui. Une silhouette fine, légère. Il fut à peine ébranlé par son attaque, la saisit par le bras, et la plaqua au sol. Elle criait, insultait, sanglotait. Il n'entendait rien. Rien d'autre que la femme aux yeux bleus, qui lui ordonnait de créer un événement unique, que personne ne saurait ignorer.
Il abattit une boule de pétanque sur la face de sa victime. Observa les ravages infligés, et recommença. Encore et encore. Jusqu'à ce que son arme soit imbibée.
Il tomba à genoux. Amorphe. Contempla le visage qu'il venait de détruire. Reconnut un regard. N'y crut tout d'abord pas. Réalisa peu à peu de qui il s'agissait. Lui murmura de douces paroles, tremblant, le cœur détresse. Sarah... Qu'avait-il fait ? Il se mit à pleurer. Elle agonisait, la bouche emplie de sang. Oppressé par son regard vitreux, lourd de culpabilité, il décida d'aller au bout de son idée. Passa ses mains gantées autour de son cou. Et serra. Serra si fort que ses pouces lui broyèrent le larynx.
Il fut arrêté.
Et à la suite d'une procédure judiciaire étrangement courte, Bastien obtint un non-lieu. Lorsqu'il fut libéré, une profonde euphorie gagna son esprit, plus forte que le sentiment de culpabilité.
C'était donc ça, l'impunité !