vendredi 28 avril 2017

Marche et crève

Oh non ! Vacherie !
Le sol avait pourtant l'air solide. Mon pied s'est enfoncé jusqu'à la cheville. Un véritable sable mouvant. Saloperie ! Je tire un coup sec, et un remugle nauséeux me saute au nez. C'est tellement dégueulasse que je me précipite à l'écart, dans la forêt, pour ne plus le respirer. Ma godasse est couverte d'une substance brune et jaune. C'est quoi ce truc ? Un mélange d'argile et de boue ? En tout cas, ça schlingue sévère !
Je m'aide de la végétation pour m'en débarrasser. Bon, ça ira. Plus qu'une heure avant le retour au bercail. J'ai hâte d'en finir.
Un peu d'humidité s'est infiltrée, mais ça va aller. Je reprends ma route.
Et puis non. Ça ne va pas. Je ne saurai dire ce qui se passe. Une sensation de brûlure au bout du pied gauche. Je regarde ma grolle, elle a l'air normale. Une ampoule sans doute. Manquait plus que ça !
Allez, je ralentis un peu, inutile de faire du zèle.
La sensation ne s'estompe pas. Elle s'aggrave, même.
Je suis obligé de m'arrêter. Je m'assois sur un tronc couvert de mousse, et j'observe la chaussure. Elle semble en bon état vue de dessus, mais de profil, le caoutchouc est attaqué, et le tissu s'est désagrégé. L'étanchéité est foutue !
Bordel ! Une paire à 200 boules !
Je prends peur. Je délasse, libère mon pied. C'est pire que ce que j'imaginais. La chaussette est fondue. Mes orteils sont à nu, et leur couleur orangée m'inquiète beaucoup. Les ongles ont noirci ; ils exhalent une odeur de pourriture infecte. Merde !
Je retire cette frippe déchiquetée. Trop vite. L'épiderme de la plante du pied vient avec. Je le sens se détacher. Une sensation de froid caractéristique de l'écorchement m'alerte trop tard. J'ai le dessous du panard à vif. Pour le moment ce n'est pas douloureux, mais dès que je vais y toucher...
Bon sang ! Mon pouce a gonflé. Une mousse orangée suinte sous l'ongle. Quand j'appuie sur l'extrémité gonflée à bloc, elle déborde à gros bouillon. C'est normal, ça ? J'ai pas l'impression. Et la corne se soulève d'une manière anormale après chaque pression. Elle n'adhère plus à la peau. Purée, tous mes orteils se dénudent ! Un haut le cœur me pétrifie ? J'ai les doigts englués dans ce pus malodorant. Faut que je nettoie cette merde !
Je débouchonne ma bouteille, difficilement. Mon cœur bat à se rompre, mes geste sont lourds et imprécis. Je renverse la moitié de mes réserves avant d'atteindre le pied. Un ongle se détache, celui du pouce. Je le vois tomber dans les fourrés, suivi bientôt par un autre. Je comprends trop tard que le remède est pire que le mal. L'eau agit comme un adjuvant. Elle favorise la corrosion au lieu de l'interrompre. Je vois sous mes yeux mon panard se désintégrer !
Le liquide coule sur la chair. L'orange se dilue, l'odeur s'estompe, mais je vois apparaître du rouge. Il n'y a plus de peau.
Les derniers vestiges d'épiderme ruissellent jusqu'au talon. Puis s'écoulent en une masse gélatineuse. La chair à vif se liquéfie à son tour, perd toute consistance, jusqu'à laisser apparaître l'os. Les lambeaux se détachent et pendent comme de vieux rideaux, avant de sombrer en une masse spongieuse. Les senteurs de pourriture reviennent, chargées de celle du sang. L'effet de l'acide ne s'arrête pas. Un os tombe. Puis un autre. Je ne tiens plus. Il me faut de l'aide.
J'enlève mon T-shirt. Il est un peu humide, mais je n'ai que ça. J'enroule mon pied dedans. La douleur me fait vaciller. Ma tête tourne, mais la terreur m'octroie des forces insoupçonnées. J'attache le tout comme je peux, et je repars. Une route passe à proximité.
En claudiquant, aidé de mon bâton, j'avance assez vite. J'y serai bientôt.
Oh non ! Mon pied blessé a heurté un rocher. Je trébuche. Un craquement se produit. Une douleur atroce me déchire la jambe. Je tombe. Quelle horreur ! Des pointes d'os ont crevé mon pantalon, juste au dessus de mon bandage de fortune. Je hurle, je rampe.
Enfin la route. Une voiture approche. Je suis allongé sur le bas-côté, le conducteur me verra forcément. Non. La première passe, pas de frein. Une deuxième également. Mes espoirs s'atténuent, mon attention se focalise alors sur la souffrance. Ma jambe est en feu. Quelque chose coule de la fracture, une sorte d'humeur fétide.
Je suis sur le point de m'endormir lorsque j'entends enfin un moteur au ralenti. Deux personnes s'approchent. Je n'ai pas la force de les supplier.
- Hum... dis voir, ce serait pas le touriste d'hier ?
- Ouais, celui qui s'était plaint d'être chahuté par mon rottweiler. Sois disant faut lui mettre une muselière.
- Il a l'air mal au point, et c'est pas à cause du clébard.
- T'as raison ! Je crois plutôt que le monsieur a mis les pieds là où faut pas les mettre.
- On a peut-être enterré des trucs pas clairs dans la forêt. Mais le maire est au courant. C'est en quelque sorte « officiel »...
- Oui, si on veut. Le problème, c'est que ça doit pas être rendu public, c't'affaire.
Qu'est-ce qu'ils disent ? J'ai du mal à comprendre. Ma cuisse semble attaquée à son tour.
- On va juste te traîner dans la mare, là-bas. C'est pas méchant, une petite baignade...