dimanche 11 décembre 2011

Train-train


La retraite fait peur à beaucoup de gens, je l'ai souvent constaté. On a peur de s'ennuyer, alors on s'inscrit dans de multiples clubs ou associations culturelles ou sportives, on invite du monde, on renoue des liens avec les voisins. Chacun son truc.
A l'approche de la soixantaine, je n'avais qu'une seule aspiration : ne plus rien faire ! Pour moi, la retraite, c'est de la pure inactivité. J'ai travaillé durant plus de quarante ans pour des prunes, ou presque. Ma femme est morte, mes enfants vivent à plusieurs centaines de kilomètres de là, je suis propriétaire, certes, mais d'un F4 situé au deuxième étage d'une barre d'immeubles sordide... je suis fatigué. Je n'ai même pas envie de déménager, alors que ce serait sans doute possible... Ma principale occupation consiste à observer les gens. Je les regarde, en flânant, ou en restant assis sur un banc, sans tendresse ni mépris, j'essaie de rester objectif. Je prends des notes. Une œuvre se construit peu à peu, la peinture de l'humanité selon Moi ! Un chef-d’œuvre impubliable, dont je serai le seul lecteur, et je m'en fiche ! Je le fais pour moi, pas pour les autres...
J'ai beaucoup observé les enfants, surtout les petits de maternelle. Malheureusement, des parents d'élève m'ont repéré, et j'ai dû changer mes habitudes. Je n'ai aucune envie d'être pris pour un pervers. Les parcs sont plus sûrs, cela ne choque personne de voir un vieux assis dans un parc, dont la seule occupation est de regarder les gens passer devant lui. Je prends bien garde de varier mes sujets, des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes, afin d'éviter d'être suspecté d'une déviance quelconque... Parfois je lance des graines aux pigeons pour faire diversion. C'est bien un travail de grand-père, de nourrir ces imbéciles d'oiseaux !
J'ai remarqué un jeune homme un soir en rentrant chez moi. Il avançait comme un robot, le dos très raide, les bras presque immobiles, le regard fixe. Mis à part sa démarche et son faciès monolithique, il ne présentait rien d'anormal. Maigrichon, peu avenant, il se fondait dans la foule, on peut même affirmer qu'il disparaissait dans la foule...
J'ai immédiatement deviné un potentiel particulier chez cet individu, je le sentais nerveux malgré son expression impassible. Je l'ai revu, toujours aux mêmes endroits. Il fréquentait régulièrement un café, le « Hell's Bar », et empruntait souvent la même route en venant et en repartant. Je ne le croisais pas tous les jours, mais nos rencontres étaient suffisamment fréquentes pour satisfaire ma curiosité. M'a-t-il remarqué ? Je n'en saurais jamais rien. Son regard ne se fixait sur rien de particulier, il ne lisait pas le journal et semblait continuellement plongé dans ses pensées. Et surtout, il restait toujours seul. Ce n'était pas naturel.
Un soir, je l'ai suivi.
Il s'est engagé à l'écart de la ville, vers la forêt avoisinante. Je marchais vingt à trente mètres derrière lui, par prudence, mais j'aurais bien pu le suivre à la trace, il ne s'est jamais retourné. Il a marché pendant près d'une heure dans la forêt avant de revenir par la même route, passant sur le pont du chemin de fer. Je retournai chez moi l'esprit encombré de questions. Ce type était un fantôme, il me fascinait.
Quelques jours plus tard, je l'ai revu, vaquant à ses occupations habituelles. Sa ballade en forêt était régulière, tous les vendredi entre vingt et vingt-et-une heure. Je n'ai jamais compris pourquoi il suivait ce trajet, je n'ai jamais fait l'effort de le connaître, de le comprendre. Les hypothèses construites par mon imagination me suffisaient. D'une certaine façon, j'avais peur de la réalité, j'avais peur qu'elle soit banale, décevante... Et comme pour protéger mes scénarios, un soir d'hiver, alors que la nuit était noire, je me suis jeté sur lui et l'ai fait basculer par-dessus la rambarde du pont, au moment précis où un train s'engageait. Il n'a pas crié. Son corps s'est écrasé sur la voie, le train l'a scié en deux, en moins d'une seconde, il n'existait plus. Mais avait-il existé un jour ?
Je suis rentré chez moi, excité et soulagé.
Pourquoi ai-je commis ce crime, je n'en ai aucune idée, et je ne veux pas le savoir. Les émotions ressenties répondent probablement à un besoin enfoui en moi depuis des décennies, peut-être même depuis toujours. C'est grisant et effrayant à la fois. 
Je n'ai plus qu'une idée en tête : retrouver ces sensations.

dimanche 4 décembre 2011

La dame livide


Elle est belle, vraiment belle, maintenant.
Une silhouette blanche, spectrale, une peau presque phosphorescente dans l'ombre des arbres, un sein découvert, exhibant un mamelon encore pourpre, un autre sein à moitié masqué par une robe rouge, assortie à une chevelure de rouille... alanguie, paisible, elle fixe le ciel de ses yeux verts et lui offre sa blancheur d'ivoire, comme un présent ultime, une offrande funèbre.
Ma poitrine est serrée d'émotions contradictoires. Quand je l'ai rencontrée, elle n'était pas si parfaite. Je l'ai transcendée ; j'ai révélé au monde sa véritable beauté, tel un artiste. De cet acte si vil en apparence est née l'image la plus pure, la plus aboutie de cette femme.
Je n'ai pourtant rien calculé, tout s'est produit si vite. Mais le talent est inné, il s'affirme en dehors de toute volonté, seul le travail décide de la qualité du résultat. Je devrais m'enfuir, me pâmer de honte, et si je l'avais sali, ce serait fait. Non, elle est trop belle, maintenant, pour m'inspirer des remords, encore moins des regrets...
Elle était là, assise au bord de l'eau, le menton posé sur les genoux. Elle fixait le courant, perdue dans ses pensées. Sa chevelure bouclée se fondait presque dans l'écarlate de sa robe, et ses mollets par leur pâleur d’albâtre, déchiraient les ombres. Un peintre aurait pu immortaliser cette scène. Il l'aurait intitulé « Venus au bord de l'eau »...
M'a-t-elle senti dans son dos, le cœur battant, les entrailles nouée de désir ? Probablement pas, même si chacun de mes pas froissait les feuilles mortes. Nous étions seuls, dans cette forêt, retirés de la société et de ses règles. Je n'ai pas réfléchi, mû par l'inspiration du moment. Son calvaire n'a pas duré longtemps, j'étais trop ému, trop empressé, pour élaborer un acte durable.
Le résultat me comble d'horreur et d'extase.
Je remonte mon pantalon...