dimanche 11 septembre 2022

Je suis une poupée

 


Le commissariat vrombissait des dizaines de plaignants aux voix éraillées, fatiguées, énervées ; le brouhaha portait sur les nerfs du sergent Makrav. Une petite fille se trouvait face à lui. Mignonne, adorable. L'enfant qu'il aurait aimé avoir. Pour toute explication, on lui avait adressé les photos de ses parents trucidés à l'arme blanche, Jordan et Clotilde Broun. Un homme brun et une femme blonde d'âge moyen, entre trente et quarante ans, bien entretenus, fins et musclés, d'allure « sportive » ; comment ont-ils pu se laisser surprendre ? Pourtant, les clichés exposaient deux corps allongés sur un lit, couverts de sang.

⸺ Je suis désolé de te poser la question, commença Makrav, gêné. Mais je dois le faire. Que s'est-il passé au juste dans ce pavillon ?

La gamine ne broncha pas. Son visage lisse au regard direct se tourna vers lui :

⸺ Pourquoi êtes-vous désolé, sergent ? J'ai tué ces gens. Ils me prenaient pour leur fille, et j'en ai eu assez.

⸺ Que veux-tu dire ? Tu n'es pas leur fille ?

⸺ Pas du tout. Je ne suis la fille de personne. Je suis une poupée, de plastique et de tissu.

Un ricanement involontaire prit Makrav. Ainsi, une poupée se présentait à lui pour avouer deux crimes de sang affreux....

⸺ D'accord. Donc tu avoues avoir commis ces meurtres...

⸺ Oui. C'étaient de parfais crétins. J'ai pris le couteau à trancher les légumes, celui du « chef » comme on l'appelle, et je les ai égorgés dans leur sommeil, comme des gorets.

⸺ J'entends ce que tu dis. Mais je ne comprends pas le motif. Deux morts, tes parents...

⸺ Je vous répète que ce n'étaient pas mes parents...

⸺ Pardon, ces gens, peu importe. Quelle raison avais-tu de les abattre ?

⸺ Aucune. J'étais juste vexée d'être prise pour une petite fille. Ils savaient mieux que tout le monde que je n'en étais pas une...

⸺ Ce serait le seul motif ? C'est un peu léger, tu ne trouves pas ? Poupée ou fillette, cela n'explique pas un double meurtre, c'est un peu excessif pour une simple question d'identité – qui de plus belle, ne sera pas résolue à la suite de ces crimes. Si tu voulais démontrer à ce couple, ou à la société, ta nature de poupée, ce n'était pas le meilleur moyen. Moi, je te le dis, je ne te crois pas. Tu es une gamine, et tu n'as pas abattu de sang froid tes parents.

— Ce ne sont PAS mes parents ! rugit-elle, se dressant sur ses pieds, devant le bureau, agressive, fulminante.

— Très bien. Pour maintenir la paix et le calme de cette conversation, je vais suivre ton idée. Tu es une poupée, très bien. Et les victimes n'étaient pas tes parents. J'aimerais te poser une question.

La petite reprit un peu son calme et se rassit proprement sur sa chaise.

— Je vous écoute.

— Connais-tu d'autres poupées qui parlent et bougent comme un être vivant ?

Ses sourcils se froncèrent, elle sembla réfléchir intensément.

— Non. Je suis sans doute un modèle unique. J'ai été animée suite à une cérémonie magique, je ne peux pas en dire plus, je ne me souviens de rien.

— Tout s'explique !

Makrav s'était efforcé de masquer son ironie, sans succès. La gamine n'était pas idiote, elle s'en aperçut.

— Sergent, si vous ne me prenez pas au sérieux, vous subirez le même sort que ces deux crétins.

— Tu me menaces ? Ici ? Au milieu de tout ce monde ?

— Vos principes et vos lois sont sans importance pour moi. J'agis en fonction de mes propres convictions. Et si m'offensez, ma conviction est que vous devrez en payer le prix.

— D'accord. Je te présente toutes mes excuses...

Une voix dans son dos l'interpella :

— Sergent ?

Makrav se retourna, agacé et revint vers la fillette.

— Excuse-moi, je dois répondre à mon collègue.

— Je vous en prie.

Le policier se rendit dans un bureau adjacent. Le jeune enquêteur lui exposa la situation. Après recherche auprès de l'état civil, il apparaissait que le couple Broun n'avait pas d'enfant. Aucun voisin ne les avait jamais vus avec une fillette, et les membres de leur famille confirmaient ce fait. Cette gamine venait d'ailleurs. Peut-être était-elle en fugue, mais les recherches allaient s'avérer très longues.

« Putain de merde », se dit Makrav. Cela dit, il pouvait utiliser cette information à bon escient.

Revenu face à la petite effarouchée, il reprit le fil de la conversation :

— Excuse-moi. Je viens d'avoir confirmation d'une partie de tes affirmations. Tu n'es pas la fille des victimes. Aurais-tu l'amabilité de me confier ton identité ?

— Je n'en ai pas. Je suis un objet, pas une personne. Je sais que des poupées ont des noms, moi je n'en ai pas...

— Je peux t'appeler Mina ?

— Pourquoi ?

— C'est le prénom de la fille que j'aurais aimé avoir. Ma femme s'est tuée quelques semaines avant l'accouchement.

— Si vous ne me confondez pas avec votre fille, tout ira bien...

— Quelle importance ? J'aimerais juste vérifier une chose...

Makrav sortit d'un tiroir un canif, un Opinel avec lequel il coupait ses pommes, étant réfractaire au croquant direct. En un geste ferme et circulaire, il taillada la joue droite de la fillette. Celle-ci n'eut aucune réaction.

De la plaie ouverte ne suppurait aucune humeur, ni sang, ni rien...

Tremblant, Makrav conclut son rapport en prétendant qu'aucune gamine n'avait assisté au meurtre. Et c'était vrai, techniquement. L'affaire se concluait sur un double-meurtre de personne inconnue. Affaire qui serait classée dans quelques semaines, il le savait...

— Ok, Mina, tu vas venir avec moi. Je prendrai soin de toi...

mercredi 24 août 2022

Tête de paille

 


Il les voit tous arriver. La police, les voisins, même ses parents. Qu'ils viennent, ils seront bien reçus !

Qui sont-ils pour le juger ainsi ? Oui, c'est vrai, il joue encore à la poupée à vingt-cinq ans, et alors ? Est-ce une raison pour déployer l'armada ? Tête de paille le regarde, assise au fond du rocking-chair. Elle se balance légèrement. Un épi de blé dépasse de son oreille droite.

« T'inquiète pas ma belle, mon père est chasseur, et je sais où se trouve son fusil. »

Sur ces mots, ses pas le conduisent à la remise « secrète » du paternel, l'arme est accroché en hauteur, le salaud ! Une chaise et l'affaire est pliée. Les boites de munitions reposent sur une étagère, encore plus haut, près du plafond. Avec le canon, il en fait tomber deux. Les cylindres rouges se répandent au sol. Charger ce truc lui prend des plombes ! Son vieux ne l'a jamais autorisé à s'en servir. Seul son sens de l'observation et sa mémoire lui permettent d'arriver à ses fins. Et au bout du compte, c'est assez simple. Quelqu'un frappe à la porte au moment où il remplit ses poches de cartouches.

⸺ Fabien, ouvre la porte !

Les persiennes pas tout à fait closes dévoilent un groupe de gendarmes. Celui qui est devant la porte est énorme, une panse de bovin, une tête de porc, un vrai « Manimal », super série ! Non, non, plutôt l'un des monstres de l'île du docteur Moreau, ouais c'est ça ! Deux autres troufions se trouvent derrière lui, et certains se planquent derrière les portières de leurs voitures, prêts à tirer. Ridicule !

Leur répondre servirait-il à quelque chose ?

⸺ Fabien, ton père veut te parler.

Le paternel s'approche, le visage décomposé. À cinquante-huit ans, il en paraît soixante-dix.

⸺ Mon grand, tu dois te rendre à présent. Ça a trop duré.

Fabien ouvre lentement le verrou. La clenche fait un bruit d'enfer. Alors que la porte est entrouverte, le ventripotent se rue dessus, et s'effondre dans le salon. Une volée de plomb pénètre sa nuque, et fait voler son crâne en une gerbe rouge, rose et grise. La seconde cartouche est pour son vieux, pile dans la gorge. La porte toujours ouverte, il se planque de côté et attend que les autres crétins vident leurs chargeurs. Il tirent même sur leur collègue étalé au sol, c'est drôle. Certes, il ne pourra plus s'en plaindre...

Dès que le feu se calme, Fabien tire au hasard.

⸺ Je joue à la poupée si ça m'amuse ! Vous croyez que c'est que pour les filles, c'est ça ? Je vous emmerde, vous et votre sexisme !

Il va décharger une nouvelle salve lorsqu'une personnes aux cheveux blonds se jette sur lui, en hurlant :

⸺ Arrête, je t'en prie. Ils vont te tuer !

C'est sa mère. Elle est sur lui, impossible de la reconnaître, mais sa puanteur de vieux cendrier ne laisse aucun doute.

⸺ Tu m'as toujours empêché de jouer à la poupée. C'est pas normal.

⸺ C'est n'est pas ce qu'on te reproche, regarde les choses en face, au moins une fois dans ta vie !

Fabien la repousse, se relève, tire une fois par la porte, et braque enfin sa mère, cette créature castratrice, ce juge des bonnes manières de s'amuser ! Avant que son crâne ne soit réduit en purée, que son beau visage encore jeune se fonde en une masse sanguinolente de chair et d'éclats d'os, elle hurle :

⸺ Tu as empaillé ta sœur, tu es mala...

samedi 1 janvier 2022

Ultime bonne année

 


« Coupez, coupez, coupez ! »

Hommes, femmes et enfants s'acharnaient à coups de ciseaux sur de larges bandes de papier plastifié multicolores. Les confettis se déposaient sur des rigoles d'eau qui les emportaient vers les profondeurs. L'agent de maintenance, une femme d'âge mûr, voire blette, passait entre les travées et encourageait ses compagnons à aller plus vite, toujours plus vite.

Le temps était compté.

La nouvelle année s'annonçait. Et avec elle, bien plus.

Au fond du bunker, chacun savait où se finiraient les célébrations. Et tous s'en fichaient. Car ne demeuraient entre eux que solidarité, compréhension, fraternité. En somme, l'essentiel qui avait manqué aux civilisations précédentes. Le dénouement ne les décourageait pas, au contraire, il les galvanisait.

Les râles des agonisants formaient un son déprimant contre les murs de pierre. Les troubadours tentaient d'en alléger la douleur avec des rythmiques enjouées. Et cela fonctionnait. Du moins, sur les enfants, qui dansaient autour des artistes, en riant.

Les parents, émus, parvenaient rarement à oublier leur condition. Mais voir leurs petits ainsi s'amuser leur embrasaient le cœur, malgré leurs peurs, leurs reproches, leurs rancœurs.

Tout cela n'aurait jamais dû avoir eu lieu.

Un agent de maîtrise, Elena Maïnkova, se détacha du groupe, et descendit au sein des bas-fonds.

« Faites sécher ! » ordonna-t-elle.

Et les ouvriers du sous-sol œuvrèrent ensemble pour diffuser une bise chaude à l'intérieur des vastes cuves. L'air échauffé agissait tel un sèche-linge, un objet dont plus personne n'avait entendu parler depuis des siècles. On fit dévier les autres rigoles vers d'autres cuves. Celles-ci furent totalement asséchées, prêtes à « l'emploi »...

À quoi bon tous ces efforts ? Les rapaces de la finance avaient tant affaibli les peuples du monde, les poussant au désespoir, à l'oubli, au renoncement, que plus personne ne sut faire face à la menace venant de l'extérieur. Il ne s'agissait pas des islamistes, des illuminatis, des adeptes d'une secte nouvelle, mais d'autres belligérants, inconnus et invisibles.

Un danger si grand qu'il aurait dû provoquer une convergence d'intérêts entre les nations, quelles que soient leurs orientations politiques et leurs engagements religieux. Ce ne fut pas le cas. Personne ne permit de lier les humains contre le péril venu d'ailleurs.

Alors, se produisit ce qui devait se produire.

Une attaque sans précédent venue d'ailleurs. Des bombes à la chaîne. Des continents totalement anéantis, et ce en quelques semaines. La vérité fut enfin révélée aux survivants.

Des êtres venus d'une autre galaxie s'installaient sur Terre, et ne supportaient pas la compagnie des natifs. Il leur fallait nous supprimer, pour pleinement savourer leur installation.

Ils étaient venus sur le sol de notre planète. En avaient humé la terre, avec délectation. Décidèrent de sauver l'essentiel. Surtout pas les humains, responsables de cette infamie. Alors ils bombardèrent les derniers bastions humains.

Et le bunker actuel était l'un des derniers. Elena Maïnkova en avait la certitude. Le dénouement se produirait cette nuit, quand bien même les autres n'auraient aucune connaissance de la portée symbolique de la date. Le trente-et-un décembre deux mille vingt-deux.

On coupait, on stockait, on asséchait, et tout cela, pour atteindre la fin de tout. La fin de l'humanité. Et peut-être, le départ d'autre chose... personne ne le savait, et aucun humain ne serait associé à ce renouveau, alors...

Alors la bombe frappa le bunker avec une puissance sans précédent. La structure se désagrégea, les couloirs s'embrasèrent, et les cuves furent mises à nu, libérant au sein des fumées, des milliards de particules multicolores, qui emplirent le ciel durant une éternité...

Bonne année, bande de chacals...