lundi 11 novembre 2019

Salon sanglant


Je n'ai jamais été doué pour le maquillage.
Je me contente d'un fond de teint blanc, et d'un noir de charbon étalé autour des yeux avec les doigts. J'aurais bien aimé dessiner des arabesques aux abords de la bouche, des joues, du front, comme les artistes de black-métal, mais non, ce n'est vraiment pas mon truc. Arborant une ample robe noire de mage sataniste, je passe la porte « entrée gratuite »... sympa ! Mouais, sauf qu'une jeune femme assez belle me demande une contribution. Je l'offre. Cela me fait plaisir. Ce n'est pas tous les jours que je peux m'adonner à mes penchants en parfaite impunité.
Je suis à peine fouillé.
Je franchis donc l'entrée muni d'une longue dague enserrée dans la cordelière de ma parure, un poignard court rangé le long de ma cheville droite, et une grande machette appuyée contre mon dos.
Les grenades reposent au fond de mon sac-à-dos.
Je parcours les allées en exhibant mon piteux grimage. Certains me prennent en photo. Je souris. Le résultat est flippant. J'arrête de sourire. C'est mieux.
Les allées sont étroites, j'y croise de nombreuses personnes costumées. Je me sens tout petit face à leur talent. Y'a de la compétence, et parfois du pognon ! C'est magnifique, j'admire.
Cela n'enlève rien à ma détermination.
Après deux heures à sillonner les rangées hantées par les maisons d'éditions, les vendeurs d'objets de décoration, les receleurs de boissons alcoolisées, les stands d'illustrateurs et autres geeks d'héroic-fantasy proposant des objets de jeux de rôle, je décide de passer à l'action.
Après-tout, je suis là pour tuer, pas pour attendre et discuter !
Je frappe par surprise. À la dague. Une jeune gothique, au cou. Tu aimes la mort ? Ok, je te l'offre ! Je taille sur les côté. Tranche une gorge, éventre un hobbit, plante un viking. Un espace se creuse. Je peux faire jaillir ma machette. La lame approche les cinquante centimètres, parfaitement aiguisée. Je m'élance dans un ballet meurtrier constitué de sauts circulaires, comme le pouvoir trombe de Diablo, c'est l'éclate ! J'adore. Le sang gicle, les bras tombent, les tripes s'effondrent au sol. J'exulte, je bande ! C'est trop bon !
Je commence à fatiguer. Mon arme est lourde, peu maniable. Je la laisse tomber et saisis mon poignard. J'assène des attaques sous le menton ou à la tempe. Sec, efficace ! Déchire un cou, crève un œil, pourfend un tympan. Pas forcément mortel, mais bien gênant pour les victimes.
Oppressé par les héros du jour, prêts à me sauter dessus à mains nues - putain de tarés - ou par les agents de sécurité, je m'enfuis au fond de la salle. Ouvre mon sac. Oui, j'ai un stock intéressant à exploiter.
Je déballe les grenades. Dégoupille, lance les boules le long des allées. Une, deux, trois, quatre, cinq... avant la sixième, la première explose. Le stand « Noir d'abysses » part en morceaux. La seconde et la troisième font flamber des dizaines de participants. La quatrième massacre le bar à cocktails. La cinquième, les « Ombres d'Elyranthe ». La sixième, des combattants au bâton.
Je profite d'un vide pour m'élancer vers la sortie. Je sectionne au hasard, aux armes courtes. Avant de rejoindre l'air frais, je balance mes derniers explosifs.
Les déflagrations dévastent tout alors que je traverse le square. Les flammes crèvent le ciel. Magnifique !
Je m'engage droit sur la station de métro. Un éclat me percute alors, en pleine rue. Un énorme morceau de parpaing. Je m’effondre, à moitié dans les vapes. Une main me saisit le poignet tandis qu'un automobiliste énervé me fonce dessus. Je suis soulevé de terre et dégagé de tout danger. C'est un géant grimé en minotaure. Il m'a sauvé la vie.
Je lui plante le front en guise de remerciement, et me rue en footing vers la gare Saint-Lazare. M'en fout du métro, je bénéficie d'une bonne condition physique. Je peux tenir.
J'entends des cris venus de mon dos. On m'accuse. On m'accable.
Rien à péter, je suis déjà loin.
Avec ce maquillage dégueu, personne ne me reconnaîtra, c'est certain.
Et si jamais la police se pointe chez moi, pas de soucis. Je dispose d'un arsenal tout à fait adapté à leur accueil...

jeudi 31 octobre 2019

Plomb


J'avais huit ans lorsque mon père m'a offert une carabine. Une vraie. Pas un jouet, pas même une arme à plomb. Les munitions étaient longues, à l'embout pointu. De gros suppositoires. Ça l'amusait, mon vieux. Il me disait « si tu prends ça dans le cul, t'auras plus aucun rhume ! »
Sur ses conseils, je me suis exercé sur les oiseaux. Je n'en ai jamais touché aucun. Par contre, un, jour une balle perdue a percuté l’omoplate gauche de ma voisine, qui prenait sa douche. Une chance pour elle, la distance et l'épaisseur de la fenêtre à double vitrage ont réduit la force de l'impact. Elle a survécu. Les flics sont venus. Ont pris des photos. Ont interrogé tout le monde, mes parents aussi. Puis ils sont repartis. Sans suite. C'est là que j'ai compris que, sans témoignages, la loi restait impuissante. Ma voisine aurait pu mourir, cela revenait au même.
Mon père, fâché, a cherché à me faire inscrire à un club de tir. Ils n'ont pas voulu de moi. J'étais trop jeune. Ça l'a mis en colère. Je crois qu'il a tout cassé, ou presque. Les employés, affolés, ont invoqué leur droit de retrait. Ils ont quitté l'établissement, laissant la clientèle à la merci du fou furieux ! Je riais.
— Laisse tomber, m'a-t-il lancé. Y'a que des pédés, ici ! Je vais t'apprendre, moi. Je manque de temps, mais ça va le faire.
Mon père travaillait dans les forêts, à l'ONF. En dehors de son boulot, il s'adonnait au survivalisme. En amateur, pas en acharné. Il maîtrisait pas mal de techniques pour se débrouiller seul en pleine nature. Son enseignement fleurait bon le camping. J'adorais.
J'appréciais moins les leçons de tir. Elles étaient épuisantes, oppressantes et souvent décevantes. Je n'avais aucun talent. Rien à faire. Sur la cible, peu de mes résultats s'approchaient du centre.
Arrivé à douze ans, j'étais incapable de viser juste. Pour me motiver, mon daron m'a offert les grandes lignes de son véritable projet. S'il apportait tant de soin à transmettre ses méthodes de traque, c'était dans un but précis.
Quelque chose dévorait notre pays. Une sorte de colonisation. Un grand penseur l'avait prédit à la télé. Toutes les chaînes l'avaient montré. Il annonçait un vaste « remplacement », lié à une immigration exacerbée et un renoncement culturel et religieux au profit d'autres obédiences venues du Proche-Orient. Nous étions une espèce en voie d'extinction, et nous devions nous défendre.
Pour cela, ma carabine serait d'une grande aide. Il me conseillait, toujours en restant discret, de viser les habits noirs intégraux. Hommes et femmes en longues robes, les hommes étant barbus, les femmes ressemblant à Belphégor, celui de la série (je l'avais vue à ses côtés l'année de mon cadeau.)
Cela semblait simple. Pourtant, j'hésitais. Une fois, j'ai failli tirer, mais au dernier moment j'ai retenu mon doigt. J'ai reconnu Amélia, la belle gothique du collège. Elle me plaisait bien cette fille, malgré son look bizarre. Cela m'aurait ennuyé de la tuer. Elle était toujours gentille avec moi. Elle m'avait prêté un Stabilo, une fois.
Si j'avais pu me rapprocher d'elle... mais non, je savais que sa différence la rendrait indésirable auprès de mon père. Ma mère s'en fichait, toutefois ma mère n'existait pas. Non, je ne devais pas. Du temps serait nécessaire afin d'améliorer mon talent de chasseur. Sans compétences naturelles, il me fallait travailler dur.
Les mois ont passé. Les années.
À mon quinzième anniversaire, j'ai eu un beau cadeau. Un fusil longue portée à lunettes. Une merveille. Même avec une vue déficiente et un talent réduit, à trente mètres, j'arrivais à pulvériser un verre à whisky. Un tournant dans ma vie de combattant.
J'ai pris l'habitude, après les cours, d'aller sur le toit de la résidence voisine, un ami me permettait de m'y rendre. Là-bas, je visais les passants. Sensation grisante d'avoir le pouvoir de vie et de mort sur cette populace indolente. J'en voyais, des burqas. Pas beaucoup, mais j'en voyais.
Je me sentais prêt. Je n'en parlais à personne. J'avais la trique rien que d'y penser. Frapper de jour serait idiot ; de nuit, imprudent. Je misais sur le crépuscule. Du matin. Là où nul ne s'attend à un drame.
Je me suis posté au sommet d'un bâtiment anonyme, loin du centre-ville. Dans ma lunette, les gens apparaissaient comme des playmobils ! C'était marrant. Dès que j'ai vu l'un de ces envahisseurs en robe noire, je l'ai suivi du regard. Il avançait, insouciant. Ignorant le canon posé sur lui. Je bandais fort. Mon index tremblait. Le crétin évoluait seul au sein du paysage urbain. Comme s'il était chez lui. Comme si la ville lui appartenait. Cela me rendait fou, et durcissait davantage mes corps caverneux. Ce type se pavanait à ciel ouvert, sans rien risquer. Si je n'avais pas été là, il aurait marché en toute impunité. J'étais fier de porter l'honneur de ma patrie, de mon sang, de mon identité. Combattre ce complot infect visant à surpasser mon espèce au profit d'une autre ne partageant pas mes valeurs construirait mon prestige.
Je devais le tuer.
Après de longues minutes passées à évaluer mes chances de faire mouche, je pressai enfin la détente. Ma cible s'effondra. J'éjaculai.
En nage, je rangeai mon fusil dans son étui, pas question de l'abandonner, pris la fuite, descendis l'échelle, et me réfugiai aux tréfonds du bois situé à proximité.
Les services de balistique de la police détermineraient sûrement ce lieu comme étant celui du tir, mais cela importait peu. Je n'étais plus là, et j'avais laissé peu de traces. N'étant pas fiché, les empreintes d'ADN ne mèneraient nulle part.
Le lendemain, la gazette locale évoquait déjà l'affaire. Mon daron arborait le visage des mauvais jours. Il me lorgnait de travers, sans pour autant expliciter un quelconque reproche. Et d'ailleurs, que pourrait-il me reprocher ?
J'eus la réponse en lisant l'article, pendant qu'il allait à la selle.
Le journal évoquait le décès du père Daniel, curé de la ville et des communes limitrophes, abattu tandis qu'il se rendait à son office à l'église Saint-Marcel. Une tragédie. Le projectile l'avait atteint à la tempe, faisant exploser son crâne. Sa cervelle avait maculé le trottoir sur plusieurs mètres, souillant les chaussures de madame Layette, doyenne de la ville, qui revenait de la boulangerie.
Je n'en menais pas large. Cependant, comme je l'escomptais, l'enquête policière fut écourtée, faute d'indices. J'avais l'impunité. Curé, femme en burqa, musulman en djellaba, juif en manteau noir, je pouvais viser à volonté, à condition de prendre mes précautions.
J'ai sollicité ma carte auprès du Parti majoritaire, celui des abstentionnistes. J'ai attendu le chaos politique. La merde sociale. Mes crimes se sont fondus dans le quotidien. Ils ont aidé à la stabilité des conflits, de façon indirecte. En sous-main. J'ai pu me faire plaisir et redresser mon pays. Ils ont tous pris cher ! Toutes ces religions qui ont pourri mon enfance. Et ces partis politiques, de vraies associations de malfaiteurs ! Mes basses œuvres ont abouti à un résultat inattendu : j'ai été élu.
Devenu maire, je reste humble. Je continue mes sorties matinales. Les salauds et les salopes tombent, je fais régner l'ordre. Pas de peine de mort, juste du nettoyage.
C'est important une société bien ordonnée. Et tant pis si en fin de compte, toute la population finit nettoyée...


lundi 2 septembre 2019

En détresse...


« Cesse de lutter, viens à moi ! Tu as passé tant d'années à te priver de tout, à te cacher, et pour quelle récompense ? Le Paradis après le trépas ? Je te l'affirme ma sœur, le jardin d’éden n'existe pas. Les petits lutins non plus. Pas de salut. Juste le noir, l'oubli. Je te propose le plaisir, la puissance... Ne sois pas idiote ! »
Odile s'éveille en nage, la main droite crispée à hauteur de la gorge, autour de sa croix. Ce démon la harcèle depuis des mois. Dans son sommeil, et parfois la journée, muant son quotidien en épreuve de foi. Les prières atténuent la puissance de ses attaques ; elle s'y emploie la majeure partie du temps.
La seule distraction qu'elle parvient à s'accorder reste la promenade. Là aussi, c'est un véritable défi. Elle souffre depuis toute petite d'une peur incontrôlable des animaux domestiques, surtout des chiens. Elle ne sait plus où aller pour les éviter. C'est presque impossible en ville. Cet isolement l'oppresse.
En ce début juillet, la température s'est élevée au-delà du supportable. Sa maison est une étuve, même fenêtres et volets fermés. Elle décide alors de sortir, à l'aube, en forêt. Armée d'un bâton de marche taillé en pointe, elle s'engage sur le sentier le plus étroit, à partir du parking. Les voies secondaires sont souvent moins fréquentées.
Manque de chance, après quelques minutes, elle aperçoit, le long d'une allée parallèle, un couple qui promène un teckel. Ce dernier ne porte aucune attention à elle. Elle s'efforce de lui rendre la politesse. Un bonjour de circonstance permet à Odile de paraître « normale » aux yeux de ces gens, qui ne se doutent pas une seconde de son effroi.
Deux heures de randonnée, aucun incident majeur. Elle respire en contemplant le point de vue de Chailly. Le paysage est magnifique, vertigineux. Un panorama de rêve. Son esprit s'évade, son âme s'apaise. Elle oublie les tourments de ses nuits.
Soudain, elle entend un bruit. Se retourne. Un mouvement se distingue au sein d'un bosquet de fougères. L'appréhension tord ses intestins.
Elle fixe la végétation, comme hypnotisée. Une forme s'en dégage. Un crâne. Triangulaire, doté d'une longue gueule. Sans muselière, sans collier. Un chien errant.
« Oh non ! Mon Dieu »
Elle aimerait se ruer en avant, mais ses semelles restent collées à la pierre. La vision d'horreur la pétrifie.
L'animal rampe plus qu'il ne marche. Ses pattes cagneuses peinent à le soutenir. Sa maigreur exhibe chaque os de son corps. C'est un vrai cauchemar et il vient droit sur elle. Dans son dos, c'est la falaise. Une chute brutale si elle cède à la panique. Elle tremble. Ses mains se crispent autour de son bâton, ses phalanges blanchissent sous la pression. La bête geint. Ralentit. Hésite, le regard empli de désespoir, intimidé par l'expression fermée de la femme. Odile se libère alors de sa prostration.
Elle s'enfuit, mais ses mouvements sont maladroits. Après quelques mètres d'une course affolée, sa chaussure glisse. Elle tombe sur un genou. Une roche saillante se plante sous sa rotule. Un léger craquement précède son hurlement. En plus de la douleur, s'ajoute la frustration de ne pouvoir s'éloigner du cabot. Il est là, langue pendante. Hideux. Il la fixe de ses yeux larmoyants. Elle lui jette un caillou. Lui crie de dégager d'une voix hystérique. L'animal rebrousse chemin. Geint encore, revient vers elle. Elle se relève tant bien que mal et poursuit à cloche pied.
Même en s'appuyant sur son bâton, elle ne parvient pas à allonger la jambe. Il est là, son museau à quelques mètres de ses chevilles. Elle transpire, se met à pleurer. Son esprit vacille.
« Allez, bouge ! »
Impossible. Son cœur s'emballe au point de fendre les os de sa poitrine. La sueur imbibe son maillot, coule le long de ses tempes, imprègne sa nuque.
« Cesse de lutter, viens à moi ! Cette bête puante ne mérite pas d’inspirer une telle terreur. Libère-toi. Je te rendrai forte, fais-moi confiance... »
Elle reconnaît la voix. L'entité malfaisante frappe à la porte de son âme. Un vieux réflexe tente de refermer l'issue. Résister fait partie de ses automatismes. De sa foi. Mais l'épouvante est trop forte. Elle cède. Il entre en elle. Son venin noircit ses veines. Gagne ses organes. Ce flot délicieux balaie ses peurs, ses inhibitions, ses phobies. Elle inspire un nouvel air, se redresse, insensible à la douleur.
Tend le bras d'un geste amical. Le chien approche, frissonnant. Tête baissée. N'ose croire en son revirement. Pourtant, les pas se succèdent. Sa queue bat le sol, derrière ses pattes flageolantes.
Odile caresse l'oreille de l'animal, qui laisse alors échapper un long sanglot de détresse.
Et tout à coup, elle abat son bâton. À la base du cou. La pointe s'enfonce et ressort en faisant gicler le sang. Le supplicié pousse un cri aigu. Titube sur quelques mètres, s'effondre de côté. Son regard se voile, sa respiration devient sifflante, tandis qu'une mare sombre s'étend sous sa tête.
La nonne observe sa victime avec dégoût.
Soudain la terreur la saisit de nouveau. La souffrance aussi. Déjà ? Pourquoi cela s'arrête-t-il si vite ?
« Qu'avez-vous fait, pauvre folle ! », interroge une voix venue du sentier.
Un sportif apparaît. Puis un autre. Ils l'invectivent. L'accablent. La condamnent. Impossible de nier. Les traces de sang ne laissent place à aucun doute. Une profonde honte s'abat sur elle.
Elle réalise l'ampleur de sa corruption. Le démon est malin. Et vicieux...
« Allez, avoue... t'as pris ton pied ! »
Oh que oui !

dimanche 18 août 2019

Dernier hommage


Les patients ont coutume de se confier, c'est bien le but d'une thérapie. On écoute, on note, on comprend, on rassure, on facilite la libération de la parole, la confiance s'installe, peu à peu, les confidences se font plus intimes, c'est parfois une souffrance, souvent un soulagement, c'est ça le boulot du psy, indicible, discret, bienfaisant... il est rare d'obtenir des aveux. De vrais aveux, pas l'expression d'une culpabilité, qui n'a aucun remords ? Pas l'expression d'une contrition, nous pouvons tous être désolé d'une attitude, d'une parole malheureuse, même anodine. Non, je parle d'un aveu, un vrai, celui d'un crime.
Mon patient, un jeune homme de vingt ans, blanc, issu de famille aisée, m'a avoué le meurtre d'une amie, qui après plusieurs séances s'avéra être une parfaite inconnue dont il connaissait toutes les habitudes, pour l'avoir maintes fois observée, épiée, n'hésitant pas à la suivre, à explorer ses poubelles... Ce jeune avait commis l'irréparable, l’innommable. Un meurtre. C'était mon premier criminel, et pourtant, mes patients n'étaient généralement pas sains d'esprit, et heureusement, à quoi servirais-je, autrement ?
Cela me laissait perplexe. Confiait-il un fantasme, une envie profonde, un désir déviant, mythomaniaque ? Non, plus je l'observais, plus j'étais convaincu de sa sincérité. Ce type avait réellement tué cette femme. Une jeune de son âge, célibataire, qu'il aurait sans doute pu séduire s'il avait eu l'âme moins tourmentée. Créer un lien, voilà le problème. Oui, créer un lien, c'est un désir profond, désespéré même, pour beaucoup de gens. Quand l'approche relationnelle est « anormale », viciée par la désespérance, l'orgueil, et l'imagination, elle peut aboutir à des actes ignobles, semblables au crime commis par mon patient. J'en étais troublé et séduit à la fois.
Devais-je le dénoncer aux autorités ? Cette question m'a bien effleurée. Je l'ai vite balayée. Je voulais tout savoir, la méthode, le lieu, la dissimulation du corps, bon sang ! Comment pouvait-on agir aussi spontanément et orchestrer sa fuite avec autant de machiavélisme tout en prétendant avoir agi sur un coup de folie tandis qu'elle faisait son footing ? Sans motif, pas même une pulsion sexuelle ! Probable qu'il préparait, même inconsciemment, son passage à l'acte, car au moment venu, ses gestes furent précis, justes, mesurés...
D'après lui, la victime reposait sous un amoncellement de branches, à quelque distance d'un chemin forestier. Les odeurs de putréfaction ne manqueraient pas d'alerter des promeneurs, elle serait bientôt découverte. La police scientifique analyserait alors les traces ; l'enquête ne serait pas longue.
J'ai lu et relu mes notes. J'avais tout. J'aurais pu écrire un récit précis et détaillé des agissements de ce criminel. Il était à ma merci.
Je me suis rendu en forêt. J'ai retrouvé cette jeune femme. Elle était bien là, éteinte, le cou bleui par la strangulation. Malgré son teint livide, ses vêtements déchirés, sa crasse, elle demeurait d'une beauté d'albâtre. Je savais qu'elle serait désirable. Je portais des gants, j'avais un préservatif, le caractère sexuel du crime, même post-mortem, ne pourrait être attribué à personne d'autre qu'au tueur. Pourquoi se priver ?
Et puis, ne dit-on pas qu'il faut honorer les morts ?


samedi 15 juin 2019

Eros


Cette fille avait un visage très expressif. Son beau sourire creusait sa joue droite d'une fossette adorable et plissait le coin de ses yeux de petites pattes de moineaux. Son regard d'un vert de prairie me fixait avec intermittence. Sa grande sensibilité nimbait de rose ses joues constellées d'éphélides à la moindre remarque agréable de ma part. Vraiment ravissante.

Pourtant, elle m'ennuyait. Aucune conversation. Intérêt futile pour les fleurs, le maquillage, les vêtements... Tenait des propos très durs sur les "étrangers". Elle ne cherchait pas à me connaître. Elle tentait de me séduire par des mimiques adolescentes. Je les avais trop souvent analysées, elles m'indifféraient.
Son cœur était sec, j'ai pu m'en rendre compte. Un joli emballage au final trompeur. Je pensais mon instinct plus fiable. Je dois rester patient, et mieux me préparer.
Pour ma défense, je suis encore jeune, n'étant venu au monde qu'hier. Demeuré figé au centre d'un parc durant plus d'un siècle, après m'être animé, par la bienveillance de la lune, j'ai dû m'adapter à un environnement différent des allées fleuries et boisées. Pourtant, je possède de bonnes bases. Je connais la langue, certaines notions d'histoire et surtout, j'ai pu contempler de près le comportement humain. Pour les finances, quelques ponctions dans le public du parc m'ont aidées. Malgré tout, mon bagage est encore fin, j'en ai conscience. J'apprends vite, mais mon manque de discernement, avec la rouquine m'agace beaucoup. Elle semblait être le sujet idéal pour dénicher l'étincelle dont j'ai besoin. La prochaine sera la bonne, j'en suis sûr.
Il le faut. Je commence déjà à avoir des rhumatismes. La lune me l'a assuré, je n'ai que sept jours devant moi.
J'ai utilisé les moyens modernes. Les gens m'ont aidé. Mon visage pur et ingénu, ma beauté, et ma blancheur inspirent confiance. Ils m'offrent le gîte, le couvert, l'accès à l'informatique. Un site de rencontres m'a permis de décrire le profil idéal recherché. J'ai soigneusement choisi les termes : timide, réservée, romantique, naïve, affectueuse, sensible, docile. J'ai parfois dû en enjoliver certains, jugés trop péjoratifs par mes guides, sans toutefois dénaturer l'idée.
Je compte sur mon physique et mon empathie pour conclure rapidement. Je manque de pratique, pas d'expérience. Plusieurs décennies à observer les couples se bécoter sur les bancs du parc m'ont familiarisé avec le minaudage.
Chose classique, nous nous rencontrons au restaurant. Les menus me sont inconnus. Je m'accorde sur ses choix. La nourriture est délicieuse. Nos conversations s'orientent par bonheur vers des sujets passionnants. Politique, religion, elle a l'esprit ouvert et curieux. J'ai bien choisi.
Sa façade physique est pourtant moins élogieuse que la rousse. Certes, apprêtée avec élégance, son teint dévoilait néanmoins une grande fatigue morale. Son regard clair, souligné de mascara, était cerné de gris. Ses traits lourds s'affaissaient, telles des coulures de peinture. Même quand elle souriait, ses lèvres pendaient vers le bas, comme ses joues. Son cou ressemblait à un col roulé trop long et plissé. Sa voix demeurait agréable. Et pour le reste, elle correspondait en tout point à la femme idéale.
Elle sortait d'une relation toxique et conflictuelle. Battue pendant près de dix ans par son mari, et ensuite par ses enfants, elle reprenait peu à peu le contrôle de sa vie. Façon de parler, elle cherchait un nouveau "maître" plus magnanime pour l'y aider. Je voyais clair en elle. Incapable de se prendre en main, de faire preuve de discernement, d'être ferme. Elle se laissait conduire, comme moi avec le menu.
À la fin de la soirée, je sens de bons présages. Elle semble aux anges.
J'agis sans tarder. Au détour d'une ruelle, je m'approche d'elle. D'abord hésitante, elle vient à moi, offerte, éperdue. J'ôte ses vêtements. Elle respire si fort que ses seins si lourds tendent son soutien-gorge. Je projette alors mon poing au travers de son sternum. Le pourfend. Après une brève torsion du poignet, je sors le coeur hors de la cage thoracique.
L'étincelle est là. Magnifique. Un amour naissant, parfait.
Je le dévore. La pierre de mon corps s'abreuve. J'éprouve à présent toute la force de ses émotions. J'accède enfin à la vie.
Merci à elle - je ne me souviens plus de son prénom - sa naïveté m'aura permis de rejoindre le monde passionnant de l'humanité. Si elle savait à quel bienfait son sacrifice a conduit, elle serait au comble du bonheur, j'en suis sûr !

lundi 1 avril 2019

Péril jaune


La matraque le percuta à la base du maxillaire. Un coup surpuissant. Un brouillard épais déforma sa vision. Ses genoux ployèrent. Il s'effondra sur le flanc à moitié évanoui. Vit Sarah disparaître à la lisière de l'inconscience. Ferma les yeux. Et les rouvrit soudain, alerté par une explosion.
Un liquide suintait de ses gencives et glissait au coin de ses lèvres en un filet huileux. Trois billes ivoire et sang reposaient sous son nez. Trois molaires.
Le CRS l'attrapa par une cheville et le traîna sur le bitume. Bastien, incapable de réagir, fut soulevé du sol, et tomba assis au sein d'un espace confiné et sombre.
Des hommes l'entouraient. Des policiers et d'autres gens. Le lieu était si étroit que chacun se touchait du coude.
— T'es avec nous, ducon ? demanda une voix douce.
Le jeune manifestant émit un gémissement démontrant le contraire. Un type en blouse blanche lui fit une piqûre. Un flot d'énergie lui saisit le cœur. La situation lui parut vite plus claire. Il se trouvait à l'intérieur d'un fourgon. Pas une ambulance, plutôt un panier à salade. Une demi-douzaine d'individus lui faisaient face.
— Vous me faites trop d'honneur, maugréa-t-il en bavant du sang.
Une violente décharge électrique le plaqua au siège et pétrifia ses poumons. Il récupéra son souffle en un sifflement pathétique, l'esprit en déroute.
— Tu parles quand on te dit de parler, reprit la voix, sans agressivité. Contente-toi d'écouter.
Deux personnes s'écartèrent de son champ de vision, remplacées par une jeune femme, très fine. Elle s'installa dans un espace bizarrement élargi. Il ne voyait qu'elle. Son visage analogue à une lame de couteau évasée s'illuminait d'yeux bleu pâle, hypnotiques en totale opposition avec ceux de Sarah. Bastien se sentit immédiatement rassuré par ce regard d'une pureté cristalline. Puis l'homme en blouse blanche lui piqua le bras une seconde fois. Une torpeur agréable enlaça sa conscience.
— Monsieur Dunant, dit la voix suave et chaleureuse de la belle, nous comprenons vos motivations et votre combat, il est juste et légitime, personne ne peut le contester. Le président de la République lui-même l'a confirmé. Mais cette lutte s'éternise, perd en pertinence au fil des semaines.
Bastien se demandait comment elle pouvait connaître son nom. Toutefois, son cœur bercé par sa voix étrangement grave dédaignait toute distraction futile.
— Nous vous offrons l'occasion d'accélérer la conclusion du mouvement, et par ce biais sa réussite. Dans ce coffre, vous trouverez une cagoule, des gants épais et des boules de pétanque. Nous ne vous demandons qu'une chose : soyez digne de votre engagement. Cassez ! Défoncez toutes les vitrines que vous rencontrerez. Si vous en avez l'occasion, rouez de coups des employés. Ne vous laissez pas influencer par la bien-pensance. Cette cause justifie des moyens radicaux. Si vous ne semez pas le chaos, le mouvement s'étendra durant des mois, des années peut-être, sans que vous obteniez la moindre concession de la part du gouvernement. Courage, nous sommes avec vous.
Le haillon du fourgon s'ouvrit. Bastien inspira l'air pollué de gaz irritants à pleins poumons et expira en gémissant d'extase. Des silhouettes s'agitaient face à lui. Il se rua sur elles, les veines bouillonnantes. Ses poings frappèrent en aveugle. Des corps tombèrent. Il prit des coups, sans éprouver la moindre douleur. Les rendit avec acharnement. Son trajet le mena face aux restaurants chics, au luxe outrageant. Il lança une boule, une deuxième, une troisième. Aussitôt, une nuée anonyme s'engouffra par les ouvertures pour subtiliser les meubles, les bibelots, la vaisselle. Il rebroussa chemin, joua des épaules à travers la foule afin de fracasser une autre vitrine. Les clients s'enfuirent. Les employés s'opposèrent à lui. Il cogna. Sans réfléchir, semblable à un robot. Ses poings ne lui obéissaient plus. Les hommes s'écroulaient à ses pieds. Un feu naquit le long d'une devanture. Les flammes s'étendirent, exhalant une épaisse fumée noire. L'évacuation fut alors générale. Il rebroussa chemin. S'écarta de la foule. Sortit du sac qu'on lui avait remis une grenade de guerre. Un relent de conscience le fit hésiter. Quel serait l'effet ? Le doute ne dura qu'une seconde. Il la dégoupilla et la jeta au milieu d'un groupe très dense agglutiné à quelques dizaines de mètres. L'explosion fut assourdissante. Les hurlements et les pleurs lui firent ployer l'échine. L'atmosphère, chargée d'odeurs ignobles, infesta ses poumons. Il déambula au milieu des corps déchiquetés. Quelqu'un se jeta soudain sur lui. Une silhouette fine, légère. Il fut à peine ébranlé par son attaque, la saisit par le bras, et la plaqua au sol. Elle criait, insultait, sanglotait. Il n'entendait rien. Rien d'autre que la femme aux yeux bleus, qui lui ordonnait de créer un événement unique, que personne ne saurait ignorer.
Il abattit une boule de pétanque sur la face de sa victime. Observa les ravages infligés, et recommença. Encore et encore. Jusqu'à ce que son arme soit imbibée.
Il tomba à genoux. Amorphe. Contempla le visage qu'il venait de détruire. Reconnut un regard. N'y crut tout d'abord pas. Réalisa peu à peu de qui il s'agissait. Lui murmura de douces paroles, tremblant, le cœur détresse. Sarah... Qu'avait-il fait ? Il se mit à pleurer. Elle agonisait, la bouche emplie de sang. Oppressé par son regard vitreux, lourd de culpabilité, il décida d'aller au bout de son idée. Passa ses mains gantées autour de son cou. Et serra. Serra si fort que ses pouces lui broyèrent le larynx.
Il fut arrêté.
Et à la suite d'une procédure judiciaire étrangement courte, Bastien obtint un non-lieu. Lorsqu'il fut libéré, une profonde euphorie gagna son esprit, plus forte que le sentiment de culpabilité.
C'était donc ça, l'impunité !