J'avais huit ans lorsque
mon père m'a offert une carabine. Une vraie. Pas un jouet, pas même
une arme à plomb. Les munitions étaient longues, à l'embout
pointu. De gros suppositoires. Ça l'amusait, mon vieux. Il me disait
« si tu prends ça dans le cul, t'auras plus aucun rhume ! »
Sur ses conseils, je me
suis exercé sur les oiseaux. Je n'en ai jamais touché aucun. Par
contre, un, jour une balle perdue a percuté l’omoplate gauche de
ma voisine, qui prenait sa douche. Une chance pour elle, la distance
et l'épaisseur de la fenêtre à double vitrage ont réduit la force
de l'impact. Elle a survécu. Les flics sont venus. Ont pris des
photos. Ont interrogé tout le monde, mes parents aussi. Puis ils
sont repartis. Sans suite. C'est là que j'ai compris que, sans
témoignages, la loi restait impuissante. Ma voisine aurait pu
mourir, cela revenait au même.
Mon père, fâché, a
cherché à me faire inscrire à un club de tir. Ils n'ont pas voulu
de moi. J'étais trop jeune. Ça l'a mis en colère. Je crois qu'il a
tout cassé, ou presque. Les employés, affolés, ont invoqué leur
droit de retrait. Ils ont quitté l'établissement, laissant la
clientèle à la merci du fou furieux ! Je riais.
— Laisse tomber,
m'a-t-il lancé. Y'a que des pédés, ici ! Je vais t'apprendre,
moi. Je manque de temps, mais ça va le faire.
Mon père travaillait
dans les forêts, à l'ONF. En dehors de son boulot, il s'adonnait au
survivalisme. En amateur, pas en acharné. Il maîtrisait pas mal de
techniques pour se débrouiller seul en pleine nature. Son
enseignement fleurait bon le camping. J'adorais.
J'appréciais moins les
leçons de tir. Elles étaient épuisantes, oppressantes et souvent
décevantes. Je n'avais aucun talent. Rien à faire. Sur la cible,
peu de mes résultats s'approchaient du centre.
Arrivé à douze ans,
j'étais incapable de viser juste. Pour me motiver, mon daron m'a
offert les grandes lignes de son véritable projet. S'il apportait tant de soin à transmettre ses méthodes de traque, c'était dans un but précis.
Quelque chose dévorait
notre pays. Une sorte de colonisation. Un grand penseur l'avait
prédit à la télé. Toutes les chaînes l'avaient montré. Il
annonçait un vaste « remplacement », lié à une immigration
exacerbée et un renoncement culturel et religieux au profit d'autres
obédiences venues du Proche-Orient. Nous étions une espèce en voie
d'extinction, et nous devions nous défendre.
Pour cela, ma carabine
serait d'une grande aide. Il me conseillait, toujours en restant
discret, de viser les habits noirs intégraux. Hommes et femmes en
longues robes, les hommes étant barbus, les femmes
ressemblant à Belphégor, celui de la série (je l'avais vue à ses
côtés l'année de mon cadeau.)
Cela semblait simple.
Pourtant, j'hésitais. Une fois, j'ai failli tirer, mais au dernier
moment j'ai retenu mon doigt. J'ai reconnu Amélia, la belle gothique
du collège. Elle me plaisait bien cette fille, malgré son look
bizarre. Cela m'aurait ennuyé de la tuer. Elle était toujours
gentille avec moi. Elle m'avait prêté un Stabilo, une fois.
Si j'avais pu me
rapprocher d'elle... mais non, je savais que sa différence la
rendrait indésirable auprès de mon père. Ma mère s'en fichait,
toutefois ma mère n'existait pas. Non, je ne devais pas. Du temps
serait nécessaire afin d'améliorer mon talent de chasseur. Sans
compétences naturelles, il me fallait travailler dur.
Les mois ont passé. Les
années.
À mon quinzième
anniversaire, j'ai eu un beau cadeau. Un fusil longue portée à
lunettes. Une merveille. Même avec une vue déficiente et un talent
réduit, à trente mètres, j'arrivais à pulvériser un verre à
whisky. Un tournant dans ma vie de combattant.
J'ai pris l'habitude,
après les cours, d'aller sur le toit de la résidence voisine, un
ami me permettait de m'y rendre. Là-bas, je visais les passants.
Sensation grisante d'avoir le pouvoir de vie et de mort sur cette
populace indolente. J'en voyais, des burqas. Pas beaucoup, mais j'en
voyais.
Je me sentais prêt. Je
n'en parlais à personne. J'avais la trique rien que d'y penser.
Frapper de jour serait idiot ; de nuit, imprudent. Je misais sur
le crépuscule. Du matin. Là où nul ne s'attend à un drame.
Je me suis posté au
sommet d'un bâtiment anonyme, loin du centre-ville. Dans ma lunette,
les gens apparaissaient comme des playmobils ! C'était marrant.
Dès que j'ai vu l'un de ces envahisseurs en robe noire, je l'ai
suivi du regard. Il avançait, insouciant. Ignorant le canon posé
sur lui. Je bandais fort. Mon index tremblait. Le crétin évoluait
seul au sein du paysage urbain. Comme s'il était chez lui. Comme si
la ville lui appartenait. Cela me rendait fou, et durcissait
davantage mes corps caverneux. Ce type se pavanait à ciel ouvert,
sans rien risquer. Si je n'avais pas été là, il aurait marché en
toute impunité. J'étais fier de porter l'honneur de ma patrie, de
mon sang, de mon identité. Combattre ce complot infect visant à
surpasser mon espèce au profit d'une autre ne partageant pas mes
valeurs construirait mon prestige.
Je devais le tuer.
Après de
longues minutes passées à évaluer mes chances de faire mouche, je
pressai enfin la détente. Ma cible s'effondra. J'éjaculai.
En nage, je rangeai mon
fusil dans son étui, pas question de l'abandonner, pris la fuite,
descendis l'échelle, et me réfugiai aux tréfonds du bois situé à
proximité.
Les services de
balistique de la police détermineraient sûrement ce lieu comme
étant celui du tir, mais cela importait peu. Je n'étais plus là,
et j'avais laissé peu de traces. N'étant pas fiché, les empreintes
d'ADN ne mèneraient nulle part.
Le lendemain, la gazette
locale évoquait déjà l'affaire. Mon daron arborait le visage des
mauvais jours. Il me lorgnait de travers, sans pour autant expliciter
un quelconque reproche. Et d'ailleurs, que pourrait-il me reprocher ?
J'eus la réponse en
lisant l'article, pendant qu'il allait à la selle.
Le journal évoquait le
décès du père Daniel, curé de la ville et des communes
limitrophes, abattu tandis qu'il se rendait à son office à l'église
Saint-Marcel. Une tragédie. Le projectile l'avait atteint à la
tempe, faisant exploser son crâne. Sa cervelle avait maculé le
trottoir sur plusieurs mètres, souillant les chaussures de madame
Layette, doyenne de la ville, qui revenait de la boulangerie.
Je n'en menais pas large.
Cependant, comme je l'escomptais, l'enquête policière fut écourtée, faute d'indices. J'avais l'impunité. Curé, femme en burqa, musulman en
djellaba, juif en manteau noir, je pouvais viser à volonté, à
condition de prendre mes précautions.
J'ai sollicité ma carte auprès du Parti majoritaire,
celui des abstentionnistes. J'ai attendu le chaos politique. La merde sociale.
Mes crimes se sont fondus dans le quotidien. Ils ont aidé à la
stabilité des conflits, de façon indirecte. En sous-main. J'ai pu me faire plaisir
et redresser mon pays. Ils ont tous pris cher ! Toutes ces
religions qui ont pourri mon enfance. Et ces partis politiques, de vraies associations de malfaiteurs ! Mes basses œuvres ont abouti à
un résultat inattendu : j'ai été élu.
Devenu maire, je reste
humble. Je continue mes sorties matinales. Les salauds et les
salopes tombent, je fais régner l'ordre. Pas de peine de mort, juste du nettoyage.
C'est important une société bien ordonnée. Et tant pis si en fin de compte, toute la population finit nettoyée...
C'est important une société bien ordonnée. Et tant pis si en fin de compte, toute la population finit nettoyée...
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