samedi 4 septembre 2021

Riposte

 


L'explosion fut cataclysmique. Les murs éclatèrent en d'énormes morceaux mêlés de poudre, tels des parpaings de sucre gris. L'ensemble du salon, les meubles, les jouets, les bibelots, furent balayés, expulsés vers le fond de l'appartement. L'enfant observa sa mère se disloquer sous cette tempête. Elle lui hurlait de se mettre à couvert, au ras du sol, et l'instant d'après, sa haute silhouette vêtue de noir se désagrégeait soudain, emportée par les débris meurtriers. Un bras vola vers le plafond. Puis la fumée envahit l'atmosphère. Lorsque le nuage se dissipa, la femme était allongée sous les gravats, sac de vêtements sans vie, sans visage, ce dernier étant ravagé, broyé et mêlé à la poussière. Ali cria. Appela à l'aide. Mais qui pouvait l'aider ? L'obus avait tout détruit. Par la cloison déchirée, il voyait l'autre logement, dévasté lui aussi, à la différence qu'au lieu d'être retenus par les murs, les monceaux de décombres avaient giclé à l'air libre, et s'étaient effondrés dans la rue, sur les passants, et les échoppes. Ses oreilles meurtries n'entendaient plus qu'un seul son, celui de ses propres pleurs. Sans sa mère, que deviendrait-il ? Et sa petite sœur ? Il rampa tant bien que mal, sur les coudes. Ses mains lui avaient servi de protection contre la volée d'éclats. Ses doigts ensanglantés, à vif, tremblaient de douleur ; il ne pouvait plus s'appuyer dessus. Le couffin était auparavant caché derrière le divan, mais ce dernier s'était retourné. En poussant avec un genou, Ali parvint à écarter un peu le meuble trop lourd pour être soulevé. Il reconnut les vêtements du nouveau-né. La mare de sang et le peu de volume qu'offrait la frêle silhouette ne lui laissait aucun espoir. Il s'allongea, à bout de force. Puis une autre explosion retentit, tel un coup de tonnerre. De la poudre coula du plafond, très peu. Le logement détruit ne se situait pas dans cet immeuble, mais dans celui d'en face.

Certains débris se mêlèrent au désordre, un bout de télévision, un cadre avec une photo brûlée à l'intérieur. Puis une chose étonnante, qu'Ali aperçu tandis qu'elle volait, littéralement, dans le ciel noir de fumée, une forme ovoïde, translucide, pure, qui traversa l'espace anéanti de son logis pour se planter à côté de lui. Il tourna la tête et rencontra un visage sali et ensanglanté. Son visage. La surface du miroir, étrangement préservée de la destruction et de la salissure, lui renvoyait son regard. Celui d'un enfant hébété et horrifié.

Il avança sa main déchirée, voulant caresser le verre, comme pour reprendre contact avec quelque chose de préservé et de propre. Sa main traversa la surface, disparut sous l'argent immaculé, où l'image du cauchemar qu'était devenu son abri, se reflétait. Ce phénomène le fascina. Ainsi, l'on pouvait pénétrer les miroirs ? Il existait bien un « autre côté »... Ali se redressa et se glissa entièrement dans l'issue.

Son dos rencontra un sol couvert d'une moquette douce. Un enfant pleurait. Une femme était assise au fond du divan et tentait d'apaiser le bambin. Sa mère. Elle ne portait plus de djellaba, mais un vêtement léger et coloré, à la mode israélienne. Il murmura son nom, s'attendant à souffrir à cause de la poussière qui encombrait ses bronches. Mais la force de sa voix le surprit. Ses mains étaient intactes. Il se leva. L'appartement semblait identique à ce qu'il avait connu, avec des différences notables. Ce n'était pas un logement délabré. Ici, la construction paraissait solide, les murs robustes. Les meubles tenaient bien en place, la grande fenêtre n'était pas lézardée, le canapé, sans être neuf, ne souffrait d'aucune déchirure. Il y avait même une télévision couleur à écran plat.

Pourtant, l'explosion n'en fut pas moins destructrice. Les briques se délitèrent et giclèrent tels une volée d'osselets rouges. La fumée emporta les meubles, les jouets, les bibelots. Sa mère et sa sœur se désagrégèrent sous ses yeux, emportés avec le divan par la tempête d'éclats. Ali vit un bras se détacher du tronc, et l'enfant voler dans les airs, recouvert bientôt d'un nuage de poussière anthracite. Lorsqu'il se dissipa, Ali se trouvait de nouveau étendu au sol, les mains en charpie, un fragment de bois planté à hauteur du plexus. Il avait du mal à respirer. Au milieu des gravats dépassaient une forme ovoïde, à la surface curieusement intacte et propre. Le miroir. Lorsqu'il se tourna de côté, il reconnut son visage, sali et ensanglanté. Son regard le terrifia. Le regard d'un enfant hébété et horrifié.

dimanche 15 août 2021

Pass' partout !

 


L'homme s'assied sur une chaise en osier du « Café des bons vivants. » Il attend.

Une serveuse l'aborde.

— Pourriez-vous présenter votre pass sanitaire ?

— Non, mais je vais prendre un café.

— Monsieur, si vous n'avez pas votre pass, je ne peux pas vous servir.

L'homme fait jaillir de l'envers de sa veste un journal, et l'étale sur la table.

— Tant pis. Je voulais consommer, mais c'est pas grave...

La femme l'observe un moment. Hésite un peu. Finalement, elle va s'occuper d'un autre client.

Quelques minutes plus tard, un autre homme se présente, portant son smartphone en mains. La serveuse prend son QR Code, et lui souhaite la bienvenue.

— Je prendrai deux cafés, s'il vous plaît.

L'individu s'installe à la table de l'opportun en irrégularité. Elle soupire. Apporte les deux tasses. Le duo la remercie avec de grands sourires.

Elle repart lorsqu'un gendarme coupe sa trajectoire.

— Madame, vous venez de servir un irresponsable qui n'a pas son pass sanitaire. Dois-je vous rappeler vos obligations ?

— Ce n'est pas lui que j'ai servi, c'est l'autre. Et il est en règle.

— Moi, ce que je vois, c'est qu'il boit tranquillement un café, alors que je le connais, je l'ai croisé à la manif de samedi dernier, c'est un anti-pass. Il n'aurait même pas dû pouvoir s'asseoir.

— Que voulez-vous que je fasse ? Que je me batte avec lui ?

— Ne soyez pas insolente. Vous ne respectez pas la loi, je me vois contraint de vous verbaliser.

La femme s'anime alors d'une colère toute méditerranéenne.

— Ah non, alors ! Pas question ! C'est lui le contrevenant, pas moi ! J'ai suivi les règles, ça fait plus d'un an et demie que ça dure, j'ai dépensé sans compter pour respecter les normes, ça fait des mois que je n'entre plus dans mes frais ! Indemnisations, tu parles ! J'ai fait ce qu'on me demandait, prenez-vous en à ceux qui...

— Oh, oh ! Baisse d'un ton, la Fatima ! Mets-toi à genoux, mains dans le dos !

— Et puis quoi, encore ?

Le gendarme bombe du torse, et s'empare de sa matraque. Elle l'observe pendant qu'il approche. Soudain, elle écarte les pans de sa robe, en dévoilant une ceinture particulière. Il s'arrête, stupéfait. Elle lève la main droite, et dans cette main, il reconnaît le détonateur.

— Putain de bonne femme !

— Allah akbar, charlot !

L'explosion souffle la terrasse d'un nuage grisâtre et meurtrier. Les chaises et les tables se dispersent comme autant d'allumettes transformées en épieux. Les clients vaccinées se désintègrent sous la déflagration. Leur chair se disloque, leurs membres arrachés rejoignent les gravats.

Une voix se fait entendre :

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

— C'est un coup des anti-vax ! hurle un vieux qui n'a rien suivi de l'affaire.

C'est alors qu'une porte d'immeuble s'ouvre, et libère à travers les rues, des hommes armés de fusils mitrailleurs.

— Y'en a ras-le-cul de ces terroristes !

Le meneur s'adresse aux rescapés et aux badauds des rues parallèles.

— Mesdames et messieurs, ceux qui ont le pass, allez sur le trottoir de droite, et je veux les voir. Et ceux qui n'en ont pas, c'est le trottoir de gauche. Maintenant !

Les gens, déjà apeurés par le désordre ambiant, obéissent sans réfléchir. Surtout les vaccinés, qui rejoignent rapidement le trottoir qui leur est assigné. Au final, le commando se positionne devant les non-vaccinés, dont certains ne cachent pas leur hostilité.

— Un peu de ménage, ça ne peut pas faire de mal à ce pays !

Les fusils se mettent à crépiter. Les corps s'agitent sous les impacts et s'effondrent au sol, libérant des torrents de sang brillant. Les vaccinés soupirent de soulagement.

— Voilà une bonne chose de faite, déclare le chef de la bande. Allez, les gars, on va se boire une bière !

Ils reprennent leur marche, mais soudain ils s'immobilisent, le visage figé. Un sifflement perce le silence. Un fourgon étrange investit la rue encombrée de corps et de débris. Il roule à petite allure. Aucun conducteur ne semble se tenir derrière le volant. De petites voix aiguës se font entendre. La porte arrière s'ouvre et une créature non humaine en descend. Elle observe les soldats pro-vaccins avec un air satisfait. Elle fait un geste à ses comparses, de l'un de ses quatre bras. Après une petite manipulation sur une console électronique, les hommes s'animent, et se mettent en rang d'oignons.

La créature lève l'un de ses pouces. Parfait.

L'opération s'annonce sous les meilleurs auspices...


dimanche 28 février 2021

Coulures


Lorsque Georges rentra chez lui, ce jour-là comme tous les jours, rien ne le préparait à ce qu'il vit en franchissant la porte du salon. Une flaque de liquide rouge s'étalait sur le plancher stratifié. Il suivit du regard les filets visqueux s'écoulant de la grande table. Et plus haut, du plafond, où la peinture blanche exposait avec horreur une large flaque écarlate. Du sang, ce ne pouvait être que du sang. Qui avait bien pu venir mourir chez lui ? Il vivait seul depuis trente ans, depuis que Clotilde avait claqué la porte en lui crachant au visage qu'il « était trop nul »... une réflexion qu'il se répétait depuis chaque jour, car c'était une évidence, il était vraiment trop nul. Mais là, à cet instant, il se dit qu'un maladroit encore plus nul que lui s'était vidé les artères quelque part, et que cela ne méritait pas de l'envoyer en prison. Les autorités avaient ce grand défaut, d'incriminer les innocents bouffis de culpabilité. Pas pour le crime commis, non, mais « en général »... Il n'appela personne, posa son attaché-case contre le mur, et contourna la table souillée d'hémoglobine.

Manifestement, la coulure principale provenait de l'étage supérieur. Étonnant. Car il n'avait jamais aménagé d'étage. Cela provenait des combles.

Il s'empara d'un escabeau, et ouvrit la trappe vermoulue, qu'il n'avait actionné que deux fois dans sa vie. La première pour y déverser de multiples cartons d'ustensiles inutiles, la seconde pour la refermer. Personne n'avait franchi cette issue depuis plus de vingt ans. Pourquoi serait-on venu y mourir ? Qui plus est, en saignant...

Le plancher gronda tel un séisme sous son poids. Pourrait-il traverser le plafond en cas de mauvais geste ? Non, probablement pas. Les couvreurs opéraient régulièrement dans les maisons. Pas dans la sienne, certes, mais après tout, il fallait bien que ce soit suffisamment solide en cas de travaux, non ? À pas mesurés, il enjamba les multiples obstacles le menant à l'origine de l'hémorragie. Il reconnut au passage le carton où il avait rangé les cadeaux de Noël de feue sa grand-mère. Son cœur se serra en imaginant ces jouets reclus au fond de l'oubli. Une bouffée d'émotion le saisit lorsqu'il se remémora leur dernière rencontre.

C'était à Noël. Elle venait de lui offrir une peluche issue d'un film d'animation Disney. Blessé, car après tout, il avait vingt-huit ans, il lui avait craché à la figure tout le mal qu'il pensait de cette offrande débile. Elle avait pleuré. Il avait brisé un vase. Un vase conçu par son grand-père potier, lui-même décédé depuis un lustre. Quelle horreur. Ce flot de sang le conduisait à replonger dans un passé navrant. Il s'en voulait. Il se détestait. Finir seul était normal pour lui.

Rien de surprenant ne fut dévoilé au sein des combles. Le décor sentait la poussière. Après quelques enjambées, il parvint enfin à l'endroit de la coulure. La mare de sang s'étendait là, noire, gluante, et ne provenait d'aucun cadavre apparent. Un filet très fin mais régulier s'écoulait du toit.

Oui, du toit !

Un saignement venu du ciel !

Excédé, Georges rebroussa chemin, buta sur le carton de jouets de mamie, et perdit l'équilibre. Incapable de se rattraper, il serra les dents et encaissa la chute avec philosophie. Quand on est nul, on est nul. Impossible d'échapper à sa nullité.

Il ne traversa pas le plancher, qui était à cet endroit le plafond de sa cuisine.

Endolori, ses efforts pour se relever demeurèrent limités. Il se traîna jusqu'à l'issue et se laissa glisser jusqu'au rez-de-chaussée. Voulant en avoir le cœur net, ses pas le traînèrent jusqu'à la fameuse cuisine. Du plâtre formait une couche semblable à de la neige sur le sol. Une fêlure ignoble zébrait le plafond. « Zut ! Comment je vais faire pour réparer ça ? »

Il savait déjà qu'il n'appellerait jamais le moindre artisan. Tant pis, ça resterait comme ça...

Son affaire immédiate le préoccupait davantage. Trouver l'origine de cette saignée insolite venant du ciel. Il appuya l'escabeau contre la gouttière de l'arrière de sa maison, là où le toit descendait le plus près du sol. À plat ventre sur les tuiles, il s'acharna à ramper. Très vite, il rencontra une chose étonnante.

Les tuiles étaient couvertes d'une sorte de couverture ample d'un bleu métallisé.

« C'est quoi ce truc ? »

D'un geste mal assuré, il se dressa sur ses chaussures, dégagea le tissu au fur et à mesure de son ascension et vint jusqu'au faite. L'origine des flots de sang apparut alors dans toute son horreur. Un malheureux était prostré à genoux, un homme, harnaché d'un parachute, la fameuse couverture qu'il s'employait à écarter de son chemin depuis deux minutes. Le malchanceux, probablement venu du ciel, s'était empalé sur le paratonnerre, un vieux truc sans doute inutile installé par d'anciens propriétaires. La longue tige de métal traversait son épaule, derrière la clavicule, déchirait son cou, perçait son menton et ressortait par l'orbite droite. Un œil éclaté coulait le long de la hampe. Cette vision affreuse ne l'empêcha pas d'aller examiner le corps de plus près.

Était-il mort ?

Cela ne semblait pas faire de doute. Le sang s'écoulait encore. Georges observait les blessures avec fascination. Comment cet imbécile avait-il pu s'embrocher de cette façon ? Derrière le tragique de la situation, il sentait poindre le rire. Quel couillon ! Il avait trouvé plus nul que lui !

Soudain, le cadavre cracha une gerbe de sang. Dans un sursaut, Georges se prit les pieds dans le parachute, tomba en arrière, roula sur le toit, et s'effondra sur les piquets d'une clôture, séparant sa propriété de celle de son voisin.

Le journal local titra l'affaire ainsi : « déséquilibré alors qu'il venait en aide à un parachutiste blessé, un homme glisse sur la toiture de sa demeure et s'empale sur un poteau. Un acte bien maladroit, certes, mais qui n'en reste pas moins héroïque, car le parachutiste a pu être sauvé. »