mercredi 5 septembre 2018

Lapin sans moutarde


J'aime courir.
C'est un vrai plaisir, je suis sincère.
Je me lève à six heures du matin pour allonger ma foulée le temps d'une petite heure, deux fois par semaine. Mon trajet est toujours le même, sur les bords de Seine, aux abords de la forêt de Fontainebleau.
Ce moment est important pour moi. Passé la quarantaine, j'éprouve le besoin de griller mes calories en surplus lors d'un effort d'endurance. C'est utile, certes, mais aussi agréable. Après cet effort, je me sens mieux pour aborder mes tâches professionnelles. Je vois cette habitude, non pas comme un « régime » destiné à me faire maigrir, plutôt comme un exercice de mise en forme allumant en moi la flamme de la vigilance. Je me sens plus compétent, plus investi dans mes activités, lorsque j'ai sué abondamment.
Un matin, plus précisément hier, je suis serein, tranquille, je trottine à allure modérée vers l'horizon, et sous l’œil bienveillant de l'aurore, j'observe les lueurs matinales s'étirer sur les eaux brumeuses du fleuve. Magnifique. Et soudain, un petit lapin surgit d'un fourré, devant moi.
J'observe son croupion qui agite sa petite queue blanche en pompon.
C'est fascinant, un spectacle rare. Cet animal court devant moi, avec moi, peut-être. Est-il effrayé ? Juste dérangé dans ses occupations habituelles ?
Difficile de le deviner. Toujours est-il qu'au bout d'une trentaine de seconde, il est toujours face à moi, alors que je gagne du terrain. Il semble se crisper et augmenter son allure.
Je fais de même.
Sans calcul, sans intention particulière, je me force à le rattraper. Je me doute qu'au bout d'un moment, il finira par s'échapper sur le côté, pour s'enfuir à travers bois. Mais non, il continue de me précéder. Je mange les mètres. Il trottine bêtement, en zig-zag. Serait-il sous les affres de la panique ?
Cela m'amuse, je puise dans mes réserves pour accélérer encore. Je force, ahane fortement. Mes muscles chauffent, mon cœur est vibrant d'émulation. Cette bête me nargue, je vais la doubler !
Sûr de mes capacités, je fonce, comme jamais je n'ai foncé...
Puis elle bifurque, passe sous un buisson et disparaît.
Non !
Je ne l'accepte pas, je la suis, je saute la haie de buis, passe entre les arbres, trace ma route dans ses sillons, et au bout de mon effort, la poitrine en feu, les jambes incandescentes, le visage ruisselant, je me jette en avant. Mon plongeons s'éternise. Les bras tendus, je sais que je vais réussir. Une souche va m'accueillir à la réception, je la vois. Peu importe !
Et je l'attrape, ce misérable lagomorphe, je le saisis, referme mes phalanges sur sa toison, vibrant, frétillant, et chaud. L'impact contre le sol irrégulier, et cette racine, ne parvient pas à m'assommer. Meurtri, mais galvanisé, je mords à pleines dents dans la fourrure. Je déchire la peau, l'écartèle, m'imprègne de l'odeur de gibier. Soudain, je bande, je salive. Mes crocs fendent la chair avec avidité. Le sang inonde ma bouche, me plongeant en pleine extase. J'emplis mon estomac de cette chair brûlante, juteuse, savoureuse, et ne peux plus m'arrêter. Le plaisir me semble légitime, naturel. J'ai le sentiment d'appartenir à l'animalité, au rang des prédateurs. J'assume l'horreur de mon acte, conscient d'avoir « chassé » une proie, comme soumis à un désir atavique, issu d'un passé si lointain qu'aucune mémoire ne pourrait l'expliquer.
Enfin repu, je me relève, et enterre ma victime.
Je suis couvert de sang, mais à cette heure, qui me croisera ?
Je reprends ma route. J'ai d'autres calories à griller, avant de retrouver mon quotidien, ma femme, mes trois enfants, et mes fonctions de chef d'entreprise ; ce jogging n'est pas terminé...