J'aime courir.
C'est un vrai plaisir, je
suis sincère.
Je me lève à six heures
du matin pour allonger ma foulée le temps d'une petite heure, deux
fois par semaine. Mon trajet est toujours le même, sur les bords de
Seine, aux abords de la forêt de Fontainebleau.
Ce moment est important
pour moi. Passé la quarantaine, j'éprouve le besoin de griller mes
calories en surplus lors d'un effort d'endurance. C'est utile,
certes, mais aussi agréable. Après cet effort, je me sens mieux
pour aborder mes tâches professionnelles. Je vois cette habitude,
non pas comme un « régime » destiné à me faire
maigrir, plutôt comme un exercice de mise en forme allumant en moi
la flamme de la vigilance. Je me sens plus compétent, plus investi
dans mes activités, lorsque j'ai sué abondamment.
Un matin, plus
précisément hier, je suis serein, tranquille, je trottine à allure
modérée vers l'horizon, et sous l’œil bienveillant de l'aurore, j'observe les lueurs matinales s'étirer sur les eaux
brumeuses du fleuve. Magnifique. Et soudain, un petit lapin surgit
d'un fourré, devant moi.
J'observe son croupion
qui agite sa petite queue blanche en pompon.
C'est fascinant, un
spectacle rare. Cet animal court devant moi, avec moi, peut-être.
Est-il effrayé ? Juste dérangé dans ses occupations
habituelles ?
Difficile de le deviner.
Toujours est-il qu'au bout d'une trentaine de seconde, il est
toujours face à moi, alors que je gagne du terrain. Il semble se
crisper et augmenter son allure.
Je fais de même.
Sans calcul, sans
intention particulière, je me force à le rattraper. Je me doute
qu'au bout d'un moment, il finira par s'échapper sur le côté, pour
s'enfuir à travers bois. Mais non, il continue de me précéder. Je
mange les mètres. Il trottine bêtement, en zig-zag. Serait-il sous
les affres de la panique ?
Cela m'amuse, je puise
dans mes réserves pour accélérer encore. Je force, ahane fortement.
Mes muscles chauffent, mon cœur est vibrant d'émulation. Cette bête
me nargue, je vais la doubler !
Sûr de mes capacités,
je fonce, comme jamais je n'ai foncé...
Puis elle bifurque, passe
sous un buisson et disparaît.
Non !
Je ne l'accepte pas, je
la suis, je saute la haie de buis, passe entre les arbres, trace ma
route dans ses sillons, et au bout de mon effort, la poitrine en feu,
les jambes incandescentes, le visage ruisselant, je me jette en
avant. Mon plongeons s'éternise. Les bras tendus, je sais que je
vais réussir. Une souche va m'accueillir à la réception, je la
vois. Peu importe !
Et je l'attrape, ce
misérable lagomorphe, je le saisis, referme mes phalanges sur sa
toison, vibrant, frétillant, et chaud. L'impact contre le sol
irrégulier, et cette racine, ne parvient pas à m'assommer. Meurtri,
mais galvanisé, je mords à pleines dents dans la fourrure. Je
déchire la peau, l'écartèle, m'imprègne de l'odeur de gibier.
Soudain, je bande, je salive. Mes crocs fendent la chair avec
avidité. Le sang inonde ma bouche, me plongeant en pleine extase.
J'emplis mon estomac de cette chair brûlante, juteuse, savoureuse,
et ne peux plus m'arrêter. Le plaisir me semble légitime, naturel.
J'ai le sentiment d'appartenir à l'animalité, au rang des
prédateurs. J'assume l'horreur de mon acte, conscient d'avoir
« chassé » une proie, comme soumis à un désir
atavique, issu d'un passé si lointain qu'aucune mémoire ne pourrait
l'expliquer.
Enfin repu, je me relève,
et enterre ma victime.
Je suis couvert de sang,
mais à cette heure, qui me croisera ?
Je reprends ma route.
J'ai d'autres calories à griller, avant de retrouver mon quotidien,
ma femme, mes trois enfants, et mes fonctions de chef d'entreprise ;
ce jogging n'est pas terminé...
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