dimanche 28 février 2021

Coulures


Lorsque Georges rentra chez lui, ce jour-là comme tous les jours, rien ne le préparait à ce qu'il vit en franchissant la porte du salon. Une flaque de liquide rouge s'étalait sur le plancher stratifié. Il suivit du regard les filets visqueux s'écoulant de la grande table. Et plus haut, du plafond, où la peinture blanche exposait avec horreur une large flaque écarlate. Du sang, ce ne pouvait être que du sang. Qui avait bien pu venir mourir chez lui ? Il vivait seul depuis trente ans, depuis que Clotilde avait claqué la porte en lui crachant au visage qu'il « était trop nul »... une réflexion qu'il se répétait depuis chaque jour, car c'était une évidence, il était vraiment trop nul. Mais là, à cet instant, il se dit qu'un maladroit encore plus nul que lui s'était vidé les artères quelque part, et que cela ne méritait pas de l'envoyer en prison. Les autorités avaient ce grand défaut, d'incriminer les innocents bouffis de culpabilité. Pas pour le crime commis, non, mais « en général »... Il n'appela personne, posa son attaché-case contre le mur, et contourna la table souillée d'hémoglobine.

Manifestement, la coulure principale provenait de l'étage supérieur. Étonnant. Car il n'avait jamais aménagé d'étage. Cela provenait des combles.

Il s'empara d'un escabeau, et ouvrit la trappe vermoulue, qu'il n'avait actionné que deux fois dans sa vie. La première pour y déverser de multiples cartons d'ustensiles inutiles, la seconde pour la refermer. Personne n'avait franchi cette issue depuis plus de vingt ans. Pourquoi serait-on venu y mourir ? Qui plus est, en saignant...

Le plancher gronda tel un séisme sous son poids. Pourrait-il traverser le plafond en cas de mauvais geste ? Non, probablement pas. Les couvreurs opéraient régulièrement dans les maisons. Pas dans la sienne, certes, mais après tout, il fallait bien que ce soit suffisamment solide en cas de travaux, non ? À pas mesurés, il enjamba les multiples obstacles le menant à l'origine de l'hémorragie. Il reconnut au passage le carton où il avait rangé les cadeaux de Noël de feue sa grand-mère. Son cœur se serra en imaginant ces jouets reclus au fond de l'oubli. Une bouffée d'émotion le saisit lorsqu'il se remémora leur dernière rencontre.

C'était à Noël. Elle venait de lui offrir une peluche issue d'un film d'animation Disney. Blessé, car après tout, il avait vingt-huit ans, il lui avait craché à la figure tout le mal qu'il pensait de cette offrande débile. Elle avait pleuré. Il avait brisé un vase. Un vase conçu par son grand-père potier, lui-même décédé depuis un lustre. Quelle horreur. Ce flot de sang le conduisait à replonger dans un passé navrant. Il s'en voulait. Il se détestait. Finir seul était normal pour lui.

Rien de surprenant ne fut dévoilé au sein des combles. Le décor sentait la poussière. Après quelques enjambées, il parvint enfin à l'endroit de la coulure. La mare de sang s'étendait là, noire, gluante, et ne provenait d'aucun cadavre apparent. Un filet très fin mais régulier s'écoulait du toit.

Oui, du toit !

Un saignement venu du ciel !

Excédé, Georges rebroussa chemin, buta sur le carton de jouets de mamie, et perdit l'équilibre. Incapable de se rattraper, il serra les dents et encaissa la chute avec philosophie. Quand on est nul, on est nul. Impossible d'échapper à sa nullité.

Il ne traversa pas le plancher, qui était à cet endroit le plafond de sa cuisine.

Endolori, ses efforts pour se relever demeurèrent limités. Il se traîna jusqu'à l'issue et se laissa glisser jusqu'au rez-de-chaussée. Voulant en avoir le cœur net, ses pas le traînèrent jusqu'à la fameuse cuisine. Du plâtre formait une couche semblable à de la neige sur le sol. Une fêlure ignoble zébrait le plafond. « Zut ! Comment je vais faire pour réparer ça ? »

Il savait déjà qu'il n'appellerait jamais le moindre artisan. Tant pis, ça resterait comme ça...

Son affaire immédiate le préoccupait davantage. Trouver l'origine de cette saignée insolite venant du ciel. Il appuya l'escabeau contre la gouttière de l'arrière de sa maison, là où le toit descendait le plus près du sol. À plat ventre sur les tuiles, il s'acharna à ramper. Très vite, il rencontra une chose étonnante.

Les tuiles étaient couvertes d'une sorte de couverture ample d'un bleu métallisé.

« C'est quoi ce truc ? »

D'un geste mal assuré, il se dressa sur ses chaussures, dégagea le tissu au fur et à mesure de son ascension et vint jusqu'au faite. L'origine des flots de sang apparut alors dans toute son horreur. Un malheureux était prostré à genoux, un homme, harnaché d'un parachute, la fameuse couverture qu'il s'employait à écarter de son chemin depuis deux minutes. Le malchanceux, probablement venu du ciel, s'était empalé sur le paratonnerre, un vieux truc sans doute inutile installé par d'anciens propriétaires. La longue tige de métal traversait son épaule, derrière la clavicule, déchirait son cou, perçait son menton et ressortait par l'orbite droite. Un œil éclaté coulait le long de la hampe. Cette vision affreuse ne l'empêcha pas d'aller examiner le corps de plus près.

Était-il mort ?

Cela ne semblait pas faire de doute. Le sang s'écoulait encore. Georges observait les blessures avec fascination. Comment cet imbécile avait-il pu s'embrocher de cette façon ? Derrière le tragique de la situation, il sentait poindre le rire. Quel couillon ! Il avait trouvé plus nul que lui !

Soudain, le cadavre cracha une gerbe de sang. Dans un sursaut, Georges se prit les pieds dans le parachute, tomba en arrière, roula sur le toit, et s'effondra sur les piquets d'une clôture, séparant sa propriété de celle de son voisin.

Le journal local titra l'affaire ainsi : « déséquilibré alors qu'il venait en aide à un parachutiste blessé, un homme glisse sur la toiture de sa demeure et s'empale sur un poteau. Un acte bien maladroit, certes, mais qui n'en reste pas moins héroïque, car le parachutiste a pu être sauvé. »

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