Oh non ! Vacherie !
Le sol avait pourtant l'air solide. Mon
pied s'est enfoncé jusqu'à la cheville. Un véritable sable
mouvant. Saloperie ! Je tire un coup sec, et un remugle nauséeux
me saute au nez. C'est tellement dégueulasse que je me précipite à
l'écart, dans la forêt, pour ne plus le respirer. Ma godasse est
couverte d'une substance brune et jaune. C'est quoi ce truc ? Un
mélange d'argile et de boue ? En tout cas, ça schlingue
sévère !
Je m'aide de la végétation pour m'en
débarrasser. Bon, ça ira. Plus qu'une heure avant le retour au
bercail. J'ai hâte d'en finir.
Un peu d'humidité s'est infiltrée,
mais ça va aller. Je reprends ma route.
Et puis non. Ça ne va pas. Je ne
saurai dire ce qui se passe. Une sensation de brûlure au bout du
pied gauche. Je regarde ma grolle, elle a l'air normale. Une ampoule
sans doute. Manquait plus que ça !
Allez, je ralentis un peu, inutile de
faire du zèle.
La sensation ne s'estompe pas. Elle
s'aggrave, même.
Je suis obligé de m'arrêter. Je
m'assois sur un tronc couvert de mousse, et j'observe la chaussure.
Elle semble en bon état vue de dessus, mais de profil, le caoutchouc
est attaqué, et le tissu s'est désagrégé. L'étanchéité est
foutue !
Bordel ! Une paire à 200 boules !
Je prends peur. Je délasse, libère
mon pied. C'est pire que ce que j'imaginais. La chaussette est
fondue. Mes orteils sont à nu, et leur couleur orangée m'inquiète
beaucoup. Les ongles ont noirci ; ils exhalent une odeur de
pourriture infecte. Merde !
Je retire cette frippe déchiquetée.
Trop vite. L'épiderme de la plante du pied vient avec. Je le sens se
détacher. Une sensation de froid caractéristique de l'écorchement
m'alerte trop tard. J'ai le dessous du panard à vif. Pour le moment
ce n'est pas douloureux, mais dès que je vais y toucher...
Bon sang ! Mon pouce a gonflé.
Une mousse orangée suinte sous l'ongle. Quand j'appuie sur
l'extrémité gonflée à bloc, elle déborde à gros bouillon. C'est
normal, ça ? J'ai pas l'impression. Et la corne se soulève
d'une manière anormale après chaque pression. Elle n'adhère plus à
la peau. Purée, tous mes orteils se dénudent ! Un haut le cœur
me pétrifie ? J'ai les doigts englués dans ce pus malodorant.
Faut que je nettoie cette merde !
Je débouchonne ma bouteille,
difficilement. Mon cœur bat à se rompre, mes geste sont lourds et
imprécis. Je renverse la moitié de mes réserves avant d'atteindre
le pied. Un ongle se détache, celui du pouce. Je le vois tomber dans
les fourrés, suivi bientôt par un autre. Je comprends trop tard que
le remède est pire que le mal. L'eau agit comme un adjuvant. Elle
favorise la corrosion au lieu de l'interrompre. Je vois sous mes yeux
mon panard se désintégrer !
Le liquide coule sur la chair. L'orange
se dilue, l'odeur s'estompe, mais je vois apparaître du rouge. Il
n'y a plus de peau.
Les derniers vestiges d'épiderme
ruissellent jusqu'au talon. Puis s'écoulent en une masse
gélatineuse. La chair à vif se liquéfie à son tour, perd toute
consistance, jusqu'à laisser apparaître l'os. Les lambeaux se
détachent et pendent comme de vieux rideaux, avant de sombrer en une
masse spongieuse. Les senteurs de pourriture reviennent, chargées de
celle du sang. L'effet de l'acide ne s'arrête pas. Un os tombe. Puis
un autre. Je ne tiens plus. Il me faut de l'aide.
J'enlève mon T-shirt. Il est un peu
humide, mais je n'ai que ça. J'enroule mon pied dedans. La douleur
me fait vaciller. Ma tête tourne, mais la terreur m'octroie des
forces insoupçonnées. J'attache le tout comme je peux, et je
repars. Une route passe à proximité.
En claudiquant, aidé de mon bâton,
j'avance assez vite. J'y serai bientôt.
Oh non ! Mon pied blessé a heurté
un rocher. Je trébuche. Un craquement se produit. Une douleur atroce
me déchire la jambe. Je tombe. Quelle horreur ! Des pointes
d'os ont crevé mon pantalon, juste au dessus de mon bandage de
fortune. Je hurle, je rampe.
Enfin la route. Une voiture approche.
Je suis allongé sur le bas-côté, le conducteur me verra forcément.
Non. La première passe, pas de frein. Une deuxième également. Mes
espoirs s'atténuent, mon attention se focalise alors sur la
souffrance. Ma jambe est en feu. Quelque chose coule de la fracture,
une sorte d'humeur fétide.
Je suis sur le point de m'endormir
lorsque j'entends enfin un moteur au ralenti. Deux personnes
s'approchent. Je n'ai pas la force de les supplier.
- Hum... dis voir, ce serait pas le
touriste d'hier ?
- Ouais, celui qui s'était plaint
d'être chahuté par mon rottweiler. Sois disant faut lui mettre une
muselière.
- Il a l'air mal au point, et c'est pas
à cause du clébard.
- T'as raison ! Je crois plutôt
que le monsieur a mis les pieds là où faut pas les mettre.
- On a peut-être enterré des trucs
pas clairs dans la forêt. Mais le maire est au courant. C'est en
quelque sorte « officiel »...
- Oui, si on veut. Le problème, c'est
que ça doit pas être rendu public, c't'affaire.
Qu'est-ce qu'ils disent ? J'ai du
mal à comprendre. Ma cuisse semble attaquée à son tour.
- On va juste te traîner dans la mare,
là-bas. C'est pas méchant, une petite baignade...
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