Nous nous sommes rencontrés à la
Saint-Sylvestre, à la faveur d'un réveillon organisé par un
particulier. Le rythme de vie de cette époque favorisait ce type
d'initiatives. Je ne manquais pourtant pas de relations, au
contraire, ma profession m'offrait une vie sociale riche qui,
paradoxalement, m'éloignait d'amitiés ou d'amours durables. Elle
aussi, du moins c'est ce qu'elle affirmait. Nous avions tous deux besoin
de rencontrer de nouvelles têtes, de changer d'air. Fêter la
nouvelle année en compagnie d'inconnus s'apparentait à une aventure
que nous espérions pleine de rebondissements. Un peu comme dans
l'ancien temps, où des nobles se rencontraient cachés sous des
loups afin de ne pas dévoiler leur rang et se compromettre.
Que dire de cette soirée qui ne soit
banal ? Nos regards se sont croisés. Nous nous sommes
approchés. Nous nous sommes parlés. Nous avons bu. Dansé. Ri. Nous
nous sommes plu.
La nuit était déjà bien avancée
lorsqu'elle m'a avoué l'impossible. J'étais si ivre et si heureux
que je n'ai pas compris ce qu'elle me disait. Je l'ai embrassée.
Après un bref instant où j'ai cru qu'elle me repoussait, elle a
répondu à mon empressement. Le reste de la nuit reste flou dans mon
esprit. Déjà, les effets de la drogue qu'elle avait plongée dans
mon dernier verre se faisaient sentir.
Elle m'a dit au revoir d'un nouveau
baiser, et j'ai perdu connaissance.
À mon réveil, il faisait encore nuit.
Je n'étais plus dans l'appartement où s'était déroulé la soirée.
J'étais dans la rue, sur un trottoir. Je ne reconnaissais pas cette
rue. Une sorte de poussière ou de fumée opacifiait l'air, comme si
un incendie s'était déclaré à proximité. Mais sans odeur.
J'étais seul, apparemment, avec la sensation désagréable d'être
épié. Une sensation persistante, alors même que j'explorais cette
ville inconnue. Aucune place, aucun bâtiment, aucun commerce ne me
paraissait familier. Ce lieu étrange, spectral, semblait figé,
inerte, et j'avais l'impression d'en incommoder la sérénité par
mon agitation. J'abordais cependant l'inconnu avec philosophie.
N'est-ce pas ce que je recherchais la veille ? De l'imprévu...
Mes yeux se sont posés sur une porte
entrouverte. Je m'y suis glissé, pénétrant dans un hall obscur. Un
homme s'y trouvait. Mon salut est resté silencieux. Je parlais, mais
aucun son ne jaillissait de ma bouche. Étrangement, cela ne
m'effrayait pas. L'inertie manifeste de ce lieu expliquait sûrement
cette impossibilité pour le son, de voyager dans l'air.
L'homme ne bougeait pas. Me voyait-il ?
Son regard restait fixé sur le vide. Je me suis rapproché pour
observer ses traits de plus près. Il s'agissait certainement d'un
malade, tellement son visage était émacié. Sa peau adhérait à
son squelette comme celle d'une momie. Il restait immobile, semblable
à un pantin empaillé. Je l'ai abandonné à ses muettes
contemplation et ai franchi les marches de l'escalier. J'ai essayé
toutes les portes de chaque couloir jusqu'à en trouver une
d'ouverte. J'ai pris place dans l'appartement qui s'offrait à moi.
Un lieu désert, peu meublé, mais disposant de toutes les
commodités. Mis à part l'eau courante et l'électricité.
Cette ville, je l'avais compris, était
figée, immobile. L'électricité et l'eau courante étant, dans leur
principe, des mouvements, ils ne pouvaient exister en ce lieu. Je me
surprenais à étudier cette particularité sans frayeur, sans
anticipation d'un avenir morbide me concernant. Je savais que je ne
craignais rien. Ma présence ici devait s'expliquer.
Je m'allongeai sur le lit, me couvrant
d'une couette, plus par habitude que par sensation de froid. Depuis
mon réveil, je n'avais jamais ressenti de froid, de chaud, de faim,
de soif, ni même de fatigue.
Je revivais en pensée ma rencontre
avec cette femme élancée, dont le charme avait capté mon attention
dès le premier regard. Elle m'avait envoûté et drogué pour
m'amener dans cette ville inerte. Pour quelle raison ? Je
repensais à chaque mot prononcé depuis notre rencontre.
Soudain, je me suis remémoré ces
paroles :
« Je travaille en enfer. J'exerce
une activité très appréciée. J'apporte de nouvelles âmes damnées
à mon maitre, et tu vas en faire partie »
Je me souvenais avoir ri après cet
aveu. Elle l'avait formulé avec une telle simplicité, une telle
candeur, que mon esprit alcoolisé en avait occulté toute forme de
menace.
Ainsi donc, j'étais une âme damnée.
Comme l'homme du rez-de-chaussée ? Non, certainement pas. Je
pouvais bouger, contrairement à lui. J'étais la seule forme de vie
mobile en ce monde d'inertie.
J'ai compris alors qu'en restant
allongé ainsi, j'allais me fondre dans la routine de cet univers. Ne
plus bouger signifiait pour moi rester immobile à jamais. Je me suis
arraché du lit, et ai redescendu les marches de l'escalier quatre à
quatre. J'ai couru dans la ville, le plus loin possible, davantage
pour en tester les limites que pour m'en échapper.
Comme je m'y attendais, il n'y avait
aucune limite. Je courais sans fin, filant tout droit tel un bolide,
sans fatigue ni douleur musculaire. Ce qui était normal, puisque
j'étais une âme errante, à présent. Il n'était plus question que
je reste immobile. Je n'étais certainement pas seul à pouvoir me
mouvoir en ce monde. J'étais prêt à courir durant des semaines,
des mois, des années, jusqu'à donner raison à cette hypothèse.
Mais je n'eus pas à attendre si
longtemps. Ou peut-être que si, car ici, la notion de temps
n'existait plus.
J'ai vu oiseau voler au-dessus de ma
tête. Je l'ai observé. Nos regards se sont croisés, et dès lors,
je n'avais plus aucun doute. C'était elle. Elle fondait sur moi,
rapace magnifique, grand comme deux hommes, au plumage plus noir que
la nuit. Elle déchirait l'air, l'obligeant à se mouvoir pour lui
laisser place, formant ce que l'on pourrait nommer du « vent »...
Elle s'est posée devant moi. M'a
observé attentivement. À quoi ressemblais-je ? J'avais
certainement moins de classe et de prestance qu'elle. Quelle que soit
mon apparence, elle m'a reconnu.
Nous avons marché côte à côte,
couple improbable, jusqu'à une porte. De son bec crochu, elle en a
actionné la poignée, et un passage lumineux s'est offert à nous.
Nous sommes entrés.
Nous nous sommes retrouvés dans une
soirée. Elle la vamp, moi le dandy. Nous étions entourés
d'humains, tenant en main des coupes de champagne, des tasses de café
ou des petits fours. Une soirée dansante. Je portais une chevalière
à l'index, dont l'ornement renfermait, je le savais sans même
l'avoir actionné, une poudre dont je connaissais fort bien les
effets, pour les avoir expérimenté... quand ? La veille ?
L'année précédente ? Comment l'affirmer ? Et surtout,
quelle importance ?
J'avais une fonction. J'appartenais à
cette élite des âmes damnées habilitées à servir la cause du
maître. Ma compagne avait déjà disparu, en quête d'une nouvelle
proie. Pour ma part, je suis allé me servir un verre. J'étais
curieux de savoir quel goût aurait le breuvage maintenant que je
n'étais plus de ce monde. Mon regard croisa alors celui d'un jeune
homme. Son sourire en disait long.
Le maître avait bien choisi. J'étais
une bonne recrue, j'allais faire du bon travail...
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