— Bonjour, monsieur Bertier.
Le vieil homme ne répond pas, ne jette pas un seul regard dans ma
direction. Je suis invisible à ses yeux. Nous étions pourtant les
meilleurs amis au monde, avant que la mort ne m'emporte, je m'en
souviens très bien. Paul Bertier, je le surnommais Paulo. Ces
familiarités me sont à présent défendues. Je ne devrai d'ailleurs
pas tenter de communiquer avec lui. Le régisseur me l'interdit, et
pas seulement lui. Des gens très importants, médecins,
informaticiens, politiciens, m'ont expliqué en détail les honneurs
et les désagréments de ma nouvelle condition. J'avais une chance
inestimable, d'après eux. Mon décès n'était pas définitif, Dieu
soit loué ! Je bénéficiais d'une nouvelle vie, peut-être
étais-je même immortel ! Bien sûr, cet honneur s'accompagnait
d'un inconvénient majeur, celui de ne plus être reconnu et de ne
plus pouvoir être entendu. C'était difficile à supporter, au
début, mais l'on m'assurait que tout irait bien avec le temps. Etre
utile à la société au-delà du trépas, n'était-ce pas une
consécration ? Si seulement Anne avait suivi le même
traitement, nous serions ensemble, à servir nos concitoyens avec
abnégation, côte à côte ! N'était-ce pas enviable ?
Ils avaient raison sur un point. Anne me manque. Cela fait dix ans
qu'un cancer l'a emporté. Pour elle, la mort est définitive. J'en
souffre, mais c'est peut-être préférable. La mienne se poursuit,
inlassablement et j'avoue avoir du mal à apprécier ce privilège...
— Bonjour, madame Zalberg.
Suzette Zalberg, dite Zaza, lors de nos interminables parties de
cartes, disparaît de la fenêtre d'où elle était penchée... sans
me répondre et sans me voir...
Je me détourne, écœuré. Ai-je mérité cette nouvelle existence ?
Durant plus de cent ans, le respect des règles, des normes et des
conventions ont dicté mon quotidien. Levé chaque jour à l'aube ;
d'une ponctualité irréprochable pour occuper mon poste. Couché à
minuit. Deux repas à heure fixe. Jamais de retards, jamais de
débordements. Après un mariage solennel, bien dans la
tradition, je n'ai honoré Anne que pour procréer nos huit enfants.
Huit rapports prudes (même si intenses), en près d'un siècle
d'activité sexuelle, combien peuvent se vanter d'avoir joué le jeu
à un tel niveau de zèle ? J'ai été heureux dans le cadre de ces
préceptes. J'étais heureux à plus d'un titre : j'occupais une
place honorable dans la société et je savais qu'en étant un bon
citoyen, j'aurais accès à une éternité de bonheur. La télé me
l'avait promis. Anne me l'avait promis. Le curé me l'avait promis.
Sans être fanatique, j'avais respecté à la lettre les obligations
morales de ma religion. J'aurais dû accéder au paradis. Au
lieu de ça, j'en suis réduit à rencontrer mes anciens amis sans
pouvoir me faire entendre, et à subir les reproches incessants d'un
superviseur électronique, aussi rigide qu'un câble de cuivre...
« Vous êtes en
retard, n° 45187 ! Cela fait sept fois cette semaine. Vous avez
tenté à quarante-huit reprises de forcer vos répliques
automatisées. Concentrez-vous sur votre tâche. Elle est utile. Elle
est précieuse. Votre ponctualité et votre sérieux ont toujours été
vos forces, soyez-en digne dans votre nouvelle vie ! »
Tu parles ! Toujours fidèle au poste, toujours à l'heure,
toujours au garde-à-vous. J'ai bien servi la société, même durant
ma retraite, je continuais à faire du bénévolat. Quelle bonne
poire ! Et maintenant je dois retourner au boulot ! Et l'on exige du
rendement, de la productivité... pour le bien de tous... Je
devrais dire merci, sans doute...
Le cerveau artificiel que l'on m'a greffé dès l'adolescence à la
suite d'une violente méningite dispose d'une durée de vie de
plusieurs siècles. Cette technologie appartient à l'Etat ;
elle a par conséquent été récupérée en vue d'un recyclage
officiel, lorsque mon corps a succombé.
Ramasser, avaler, rouler, déverser, ainsi se définit mon quotidien.
On a fait de moi une benne à ordures, une machine très utile,
indispensable. Je peux le comprendre, mais n'ai-je pas droit au
repos ?
Quand j'aurai trouvé le moyen de reprogrammer ma routine de trajet,
je vais leur apprendre, moi, ce que je pense de cet honneur !
Mon moteur est robuste, mes batteries sont chargées à bloc, je vais
parcourir ce monde, rouler à n'en plus finir. Tant pis pour les
poubelles !
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