Depuis combien de temps
vis-je ici, dans l'épave de mon avion, crashé au milieu de nulle
part, sur une terre abandonnée ?
J'ai cessé de compter
les jours. De toute manière, chaque matin, c'est le même scénario.
Trouver de quoi bouffer. Pour survivre une journée de plus.
Inutile ? Peut-être. Que vaut la vie dans de telles
conditions ? Peut-être est-ce de l'orgueil, de la lâcheté, du
courage, mais je veux résister. Je veux vivre à tout prix, même si
c'est dans le malheur, dans l'indigence, dans le désespoir. Voir le
soleil se lever, se coucher, respirer l'air chaud.
Mener une existence sans
avenir, sans but, sans évolution, est vouée à l'auto-destruction,
les philosophes l'ont dit. D'accord, je veux bien l'admettre. On
verra bien. Pour le moment, je m'accroche à la vie. Je n'ai que
trente ans, putain ! Trente ans...
Je suis doué pour faire
reculer l'échéance. Je mange à ma faim. J'ai la technique.
Ce lopin de terre
grouille de piafs. De gros oiseaux, bien charnus ! Pas évident
de les shooter avec des pierres ; mais je me suis entraîné.
Pendant des heures, des jours, des semaines, des mois...
Ils vont et viennent. Je
les attends, je les caillasse ! Je les mange crus. Impossible
d'allumer un feu, la végétation est minimale...
Ce n'est pas évident de
vivre seul dans un désert, mais j'arrive à trouver de bonnes
distractions. Outre la chasse, je débusque parfois une bestiole, une
minuscule vermine à quatre pattes, une souris, un mulot, juste pour
jouer. Farouche, la bête s'échappe. Alors je lui cours après. Ca
occupe mes journées. Elles sont chiantes, mes journées. Chasser,
traquer, c'est bien, mais je suis si seul. Si seul. Putain, si seul.
Il faut que je parte.
C'est triste pour ce
petit nid douillet. Je pourrai y vivre jusqu'à la fin de mes jours,
soit vers cent ans, car sans alcool, sans drogue, comment raccourcir
le délai ? Mais quel intérêt ? Je dois partir. Aller
voir ailleurs. L'horizon m'attire. Je serais incapable d'expliquer
pourquoi. Le confort relatif de cette épave d'avion ne me suffit
plus. Je pense qu'il existe un ailleurs. D'où viennent ces oiseaux ?
De quoi se nourrissent-ils ?
C'est décidé, je pars.
La marche est dure, bien
sûr, mon corps n'est plus habitué à des efforts soutenus, mais je
suis motivé.
Ce désert est moins
aride que je ne le pensais. Je rencontre souvent des lapins, même
s'ils m'échappent, ces enfoirés. Les oiseaux se font de plus en
plus nombreux. La route est parsemée de fientes. C'est inquiétant.
Je réalise peu à peu qu'ils m'entourent. J'en ai marre de ces
saloperies. J'en bouffe quelques-unes. Normal. J'en maîtrise la
technique, mais l'inquiétude est tenace. Combien y en a-t-il autour
de moi ? Des milliers, des dizaines de milliers...
J'en tue autant que je
peux. Je suis repu, j'en fais des indigestions, et je ne peux plus
supporter de les voir tourner au-dessus de ma tête.
Ils sont des millions
autour de moi, ces oiseaux. Le massacre est vain. C'est presque
drôle.
Ils mangent probablement
les petits mammifères, souris, mulots, lapins...
Je m'inquiète.
Je m'inquiète.
Ils forment une sorte
d'essaim au-dessus de ma tête. Je ne porte aucun bagage, pourtant je
sens un poids peser sur mes épaules. Cette présence m'oppresse. La
fatigue me terrasse. J'ai besoin de me poser durant quelques jours.
Je suis jeune, mais pas sportif... Ces conditions difficiles
m'indisposent. J'ai des douleurs stomacales. Ces foutus volatiles
sont de vraies poubelles volantes !
Par bonheur, je parviens
à capturer un lapin ; un lapereau. Cet imbécile s'est jeté
sur moi pour fuir un piaf, et d'un coup de talon, je l'ai aplati.
Paf ! Dans le mille ! J'en pleure ! Il y a un peu de
végétation ici. Des touffes d'herbe sèche. J'ai un briquet dans ma
poche. J'allume un feu. La viande cuite est savoureuse. Par
comparaison, celle des oiseaux a un goût de purin. Infecte !
Je m'installe. Mon logis
est fait de pierre, un amalgame de caillasses séculaires abandonnées
dans le vide. Elles forment une caverne spacieuse, l'antre idéal
pour un humain redevenu primate... Mon besoin d'exploration me pousse
aux tréfonds de cette construction naturelle. Je descends, tel un
spéléologue, dans des cavités suffisamment larges pour me
permettre de revenir sur mes pas, en cas de besoin. Je vais loin.
Très loin. Après avoir franchi des kilomètres sous le désert, je
tombe sur un endroit inespéré. Un endroit incroyable, surnaturel.
Dans ces formations
rocheuses austères et improbables, s'érige une sorte de village,
fait de masures de pierres branlantes, de plantations rachitiques où
apparaissent de maigres fruits verdâtres, des tomates peut-être. Je
n'en crois pas mes yeux.
Je croise un regard. Un
regard humain. L'impossible devient donc réalité. Je ne suis pas le
seul être humain sur cette terre infecte. Où suis-je allé à bord
de cet avion stupide ? Vers le nord, vers le sud ? Je n'en
sais rien. Je suis ici, nulle part. Et dans ce nulle part, je vois un
homme. Comme moi. Une créature bipède, au visage doux et solide, à
la mâchoire forte et décidée. Dans ses yeux, je vois la méfiance.
Je vois la conviction. Je vois la violence.
Et je vois une sagaie
voler dans le contre-jour, définir une trajectoire arquée, finir sa
course sur moi. Elle me pourfend la poitrine... Je tombe dos au sol.
Le ciel de pierre se fait tombeau.
Nulle tragédie dans ce
geste, juste une continuité... Ainsi survit l'humanité.
En tuant l'inconnu qui
lui ressemble...
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