mardi 31 mars 2015

Epave

Depuis combien de temps vis-je ici, dans l'épave de mon avion, crashé au milieu de nulle part, sur une terre abandonnée ?
J'ai cessé de compter les jours. De toute manière, chaque matin, c'est le même scénario. Trouver de quoi bouffer. Pour survivre une journée de plus. Inutile ? Peut-être. Que vaut la vie dans de telles conditions ? Peut-être est-ce de l'orgueil, de la lâcheté, du courage, mais je veux résister. Je veux vivre à tout prix, même si c'est dans le malheur, dans l'indigence, dans le désespoir. Voir le soleil se lever, se coucher, respirer l'air chaud.
Mener une existence sans avenir, sans but, sans évolution, est vouée à l'auto-destruction, les philosophes l'ont dit. D'accord, je veux bien l'admettre. On verra bien. Pour le moment, je m'accroche à la vie. Je n'ai que trente ans, putain ! Trente ans...
Je suis doué pour faire reculer l'échéance. Je mange à ma faim. J'ai la technique.
Ce lopin de terre grouille de piafs. De gros oiseaux, bien charnus ! Pas évident de les shooter avec des pierres ; mais je me suis entraîné. Pendant des heures, des jours, des semaines, des mois...
Ils vont et viennent. Je les attends, je les caillasse ! Je les mange crus. Impossible d'allumer un feu, la végétation est minimale...
Ce n'est pas évident de vivre seul dans un désert, mais j'arrive à trouver de bonnes distractions. Outre la chasse, je débusque parfois une bestiole, une minuscule vermine à quatre pattes, une souris, un mulot, juste pour jouer. Farouche, la bête s'échappe. Alors je lui cours après. Ca occupe mes journées. Elles sont chiantes, mes journées. Chasser, traquer, c'est bien, mais je suis si seul. Si seul. Putain, si seul.
Il faut que je parte.
C'est triste pour ce petit nid douillet. Je pourrai y vivre jusqu'à la fin de mes jours, soit vers cent ans, car sans alcool, sans drogue, comment raccourcir le délai ? Mais quel intérêt ? Je dois partir. Aller voir ailleurs. L'horizon m'attire. Je serais incapable d'expliquer pourquoi. Le confort relatif de cette épave d'avion ne me suffit plus. Je pense qu'il existe un ailleurs. D'où viennent ces oiseaux ? De quoi se nourrissent-ils ?
C'est décidé, je pars.
La marche est dure, bien sûr, mon corps n'est plus habitué à des efforts soutenus, mais je suis motivé.
Ce désert est moins aride que je ne le pensais. Je rencontre souvent des lapins, même s'ils m'échappent, ces enfoirés. Les oiseaux se font de plus en plus nombreux. La route est parsemée de fientes. C'est inquiétant. Je réalise peu à peu qu'ils m'entourent. J'en ai marre de ces saloperies. J'en bouffe quelques-unes. Normal. J'en maîtrise la technique, mais l'inquiétude est tenace. Combien y en a-t-il autour de moi ? Des milliers, des dizaines de milliers...
J'en tue autant que je peux. Je suis repu, j'en fais des indigestions, et je ne peux plus supporter de les voir tourner au-dessus de ma tête.
Ils sont des millions autour de moi, ces oiseaux. Le massacre est vain. C'est presque drôle.
Ils mangent probablement les petits mammifères, souris, mulots, lapins...
Je m'inquiète.
Ils forment une sorte d'essaim au-dessus de ma tête. Je ne porte aucun bagage, pourtant je sens un poids peser sur mes épaules. Cette présence m'oppresse. La fatigue me terrasse. J'ai besoin de me poser durant quelques jours. Je suis jeune, mais pas sportif... Ces conditions difficiles m'indisposent. J'ai des douleurs stomacales. Ces foutus volatiles sont de vraies poubelles volantes !
Par bonheur, je parviens à capturer un lapin ; un lapereau. Cet imbécile s'est jeté sur moi pour fuir un piaf, et d'un coup de talon, je l'ai aplati. Paf ! Dans le mille ! J'en pleure ! Il y a un peu de végétation ici. Des touffes d'herbe sèche. J'ai un briquet dans ma poche. J'allume un feu. La viande cuite est savoureuse. Par comparaison, celle des oiseaux a un goût de purin. Infecte !
Je m'installe. Mon logis est fait de pierre, un amalgame de caillasses séculaires abandonnées dans le vide. Elles forment une caverne spacieuse, l'antre idéal pour un humain redevenu primate... Mon besoin d'exploration me pousse aux tréfonds de cette construction naturelle. Je descends, tel un spéléologue, dans des cavités suffisamment larges pour me permettre de revenir sur mes pas, en cas de besoin. Je vais loin. Très loin. Après avoir franchi des kilomètres sous le désert, je tombe sur un endroit inespéré. Un endroit incroyable, surnaturel.
Dans ces formations rocheuses austères et improbables, s'érige une sorte de village, fait de masures de pierres branlantes, de plantations rachitiques où apparaissent de maigres fruits verdâtres, des tomates peut-être. Je n'en crois pas mes yeux.
Je croise un regard. Un regard humain. L'impossible devient donc réalité. Je ne suis pas le seul être humain sur cette terre infecte. Où suis-je allé à bord de cet avion stupide ? Vers le nord, vers le sud ? Je n'en sais rien. Je suis ici, nulle part. Et dans ce nulle part, je vois un homme. Comme moi. Une créature bipède, au visage doux et solide, à la mâchoire forte et décidée. Dans ses yeux, je vois la méfiance. Je vois la conviction. Je vois la violence.
Et je vois une sagaie voler dans le contre-jour, définir une trajectoire arquée, finir sa course sur moi. Elle me pourfend la poitrine... Je tombe dos au sol. Le ciel de pierre se fait tombeau.
Nulle tragédie dans ce geste, juste une continuité... Ainsi survit l'humanité.

En tuant l'inconnu qui lui ressemble...

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