jeudi 9 février 2023

La Belle au Bois Mordant

 


Il fut, en un temps très lointain, aux confins d'une forêt épaisse et luxuriante, dans un château surplombant une colline d'émeraude, une princesse si belle que sa vieille tante, jalouse et aigrie, lui lança un charme. À l'aube de sa puberté, la jolie Aurore sombra dans un sommeil d'où aucune gifle, aucun seau d'eau, ne put l'arracher. La vieille tante mourut, emportant le secret de son sortilège au fond de la tombe.

Les années s'écoulèrent, le temps de l'enfance passa, et la dormante devint la plus magnifique des jeunes femmes du royaume. Les sages affirmant qu'elle entendait et comprenait toujours les paroles de ses visiteurs, des nobles venus de tous horizons, allaient lui rendre visite pour lui conter les histoires de leur région. Une véritable cour se constitua autour d'elle. La voir ainsi vivre ses plus jeunes années inerte et sans vie suscitait l'émotion, et un engouement général s'employa à la cultiver et à la distraire chaque jour et chaque nuit.

Parmi ses visiteurs les plus fervents se trouvait le prince Diego de la Lambomie. Touché par le sort de la princesse, et vivant à une heure de calèche de son château, le jeune homme profitait de ses nuits d'insomnie pour lui lire les meilleurs ouvrages de sa bibliothèque. Au fil des séances, son cœur juvénile ne put résister à l'attraction de cette beauté. Il s'étonna lui-même de ses sentiments. N'y tenant plus, il formula une promesse à sa protégée, celle de la délivrer de cette malédiction.

Dès lors, il sillonna le royaume en quête d'un apothicaire, d'un magicien, ou de tout autre personnage mystique, apte à lui enseigner la manière de briser un sort.

Trois années furent employées à cette recherche, et au final, le prince obtint enfin la solution, écrite en lettres de sang sur un parchemin élimé. Pour éveiller la belle, il devait enduire ses lèvres d'un philtre spécial, concocté par des peuplades étrangères d'un autre continent, et l'embrasser chastement. Si son cœur était pur et animé de bonnes intentions, le sort serait brisé, et la prisonnière serait enfin libérée.

L'annonce de cette révélation traversa le royaume, avec force vivats. Diego revint de son dernier voyage sous le regard attendri et passionné de la foule. Il demanda à rester seul avec la princesse. Le processus ne devait souffrir d'aucune ingérence. Sa garde princière ainsi que le personnel du château restèrent donc en dehors de la chambre, oreille collée au bois de la porte.

Le prince était en nage. La fatigue du voyage l'accablait, certes, mais les formes qu'il devinait sous la robe bleu ciel de la princesse le saisissait d'une violente émotion. Sa main tremblante ne put résister à se poser, certes légèrement, contre le haut d'un sein. Un véritable séisme se produisit en ses entrailles. N'y tenant plus, il s'empara du flacon venu d'ailleurs, appliqua quelques gouttes de la potion sur les lèvres de la dormante, les étala de l'index, et se pencha pour lui offrir le baiser de la délivrance.

Son cœur était-il pur et animé de bonnes intentions ? Oh que oui !

L'infâme sorcier Raffaelo en apportait la garantie. Il nourrissait un amour inconditionnel envers l'ensommeillée depuis des années. Ses intentions étaient donc les meilleures ! Le sort métamorphe qu'il s'était lancé la veille lui octroyait les traits du prince, et, par conséquent, toute légitimité pour se poster devant sa couche. Ainsi, son ultime ambition allait enfin aboutir...


À cet instant, le vrai Diego de la Lambomie reposait au fond d'une geôle, surveillée par des mercenaires payés grassement par Raffaelo. Son emprisonnement ne l'inquiétait guère, car ces imbéciles ne lui avaient pas ôté son anneau. Anneau qu'il détenait de sa grand-mère, la magicienne Johanna. Son pouvoir lui permettrait de traverser les murs, et donc de recouvrer la liberté.

Restait à trouver le moment où la surveillance se relâcherait...


Les lèvres du sorcier s'appuyèrent sur celles, glacées, de la princesse. Alors, s'opéra la magie. Un léger tremblement secoua la silhouette de la dormante. Enfin, elle ouvrit les yeux. Ses iris blanchâtres se fixèrent sur ceux du mage. Ils n'avaient rien de séduisant, ni d'avenant. La belle exhiba une rangée de crocs huilés de bave, empoigna la chevelure de son sauveur, et le mordit si fort qu'elle arracha une bouchée de chair suintante. Le sang gicla sur son visage.

Raffaelo assena un violent direct à la princesse pour se dégager de son emprise. L'hémoglobine coulait le long de son torse. Il déchira un pan de drap pour l'appliquer sur la plaie, retardant autant que possible le moment de son trépas. Mais la créature revenait à la charge. Il se recula et la laissa choir sur le plancher. Du talon, il la maintint au sol et se confectionna, avec le reste du linge de literie des liens pour l'emprisonner. Enfin arrivé au bout de son opération, il jeta le corps toujours agité de rage sur la couche, et tenta de reprendre ses esprits.

Mais une torpeur anormale tétanisa son âme. Il déambula un instant dans la chambre, sans but. Jusqu'au moment où une chaleur nouvelle s'écoula dans ses veines. Un violent appétit s'empara de ses sens. Il oublia la princesse, sortit de la pièce et s'élança dans les couloirs du château, à la recherche de proies.

Sa première victime fut Humphrey, le majordome. Ses dents enfiévrées lui arrachèrent la trachée-artère d'un coup sec. Le malheureux expira très vite, répandant des litres de sang sur le plancher. La seconde fut Olga, la cuisinière. Il l'accula contre son plan de travail, et la mordit à la jugulaire si fort qu'un jet écarlate se dispersa en averse sur les plats frémissants. Livia, son assistante, fut témoin de la scène, et percluse de terreur, se réfugia sous une table. Une fois repu, l'agresseur s'éloigna en l'ignorant. Alors, Livia souffla. Elle s'empara d'une feuille de boucher, et voyant Olga et Humphrey bouger, retourna dans sa cachette, terrorisée.

Les deux serviteurs, devenus fous, se dispersèrent au sein du château.

Toujours sous l'apparence du prince, Raffaelo se jeta par une fenêtre et croqua le cou des écuyers, puis alla mordre les paysans situés aux alentours. Humphrey et Olga montèrent dans les étages où ils agressèrent le personnel de nettoyage et de rangement.

Très vite, des dizaines de victimes se levèrent et grossirent les rangs des belligérants.

La garde s'opposa à cette invasion, semant la mort au sein des enragés. Toutefois, ils furent débordés par la quantité de fous furieux ainsi générés. La folie et la mort gagnèrent du terrain, et s'étendirent jusqu'aux étages supérieurs du donjon.

Les cadavres s'accumulèrent dans les couloirs, le sang s'écoula en torrents, bientôt les vivants bien portants se firent rares, condamnés à se cacher.


Le vrai prince Diego, fraîchement libéré, se rendit au château de la belle. Dès son entrée, il dut user de son épée d'argent contre un domestique devenu fou. La tête du malheureux vola en l'air. N'écoutant que sa foi et sa vigueur, le noble parcourut les galeries en rendant la justice divine, celle de sa lame.

Le personnel contaminé fut mutilé, embroché, réduit au silence, par la force destructrice du futur roi. Les victimes s'additionnèrent, déversant un épais tapis d'hémoglobine visqueux et glissant sur le carrelage des corridors. Il rencontra même son double, en la personne du fourbe mage Raffaelo, qu'il décapita sèchement.

Diego se fraya un chemin jusqu'à la chambre de sa dulcinée. Elle était allongée sur son lit, entravée et hystérique. Un parchemin reposait sur une table de nuit. Il s'agissait du mode d'emploi écrit en lettres de sang. Il s'assit sur sa poitrine pour maîtriser ses mouvements de colère, et enduisit ses lèvres ensanglantées de la potion encore présente sur la table de nuit. Alors, il déposa un chaste baiser sur la chair ainsi ointe.

Aurore reprit soudain des couleurs. Les teintes de la mort firent place à celles de la vie. Ses pommettes se couvrirent de rose, son teint gagna en fraîcheur, sa chevelure parut moins sèche. Elle recouvrit toute sa beauté et ouvrit enfin ses beaux yeux azur.

Le cœur léger, Diego lui promit que tout irait bien, désormais. Un mal terrible avait touché son château, mais il avait su faire reculer la menace. Elle fut impressionnée, le couvrant d'un regard énamouré. Il l'aida à se relever, et s'employa à la faire sortir de cette demeure, désormais souillée de sang.

C'est alors que la commise Livia surgit en hurlant, et lui planta sa feuille de boucher en plein front.