Le vent, la pluie, après
trois heures de route, monsieur Huch en avait plein le dos, et plus
précisément, plein le cul. Il avait chaud, sa gorge le brûlait.
« Et merde ! Je dois avoir de la fièvre. C'est vraiment
pas le moment. »
Restait une dizaine de
kilomètres pour rejoindre son appartement et Barnabe, son basset
hound. Le SUV Toyota quitta l'autoroute, emprunta une bretelle, et
parcourut cinq-cents mètres avant d'être mis aux arrêts derrière
une Twingo. Belle humiliation !
Vexé, il se pressa
contre la boîte de conserve, se décala un peu sur la gauche, et
sortit la tête par la vitre, défiant l'averse. Une rangée
impossible de bagnoles s'étendait au-delà de l'horizon. « Non !
Pas ça! »
Que se passait-il ?
Un accident ? Encore un abruti qui ne savait pas conduire, un
jeune, un vieux ou plus sûr, une femme !
Par chance, la
circulation n'était pas immobilisée. Il progressait centimètre par
centimètre.
Il pressa le bouton de la
radio qui cracha une musique putride des années quatre-vingt,
changea de station, passa sur un débat hurlant autour du transfert
d'un joueur de football, et trouva enfin une émission politique
évoquant encore le « phénomène » des gilets jaunes.
Pas de demi-mesure avec ce média : musique (souvent de merde),
sport ou politique. Rien d'autre, excepté de petites
stations sans moyens, chiantes comme la mort.
Les ondes diffusèrent
leurs sempiternels lieux communs sur le sentiment de rejet des
« français » (comprenez pauvres cons qui ne sont rien)
envers les « élites » (comprenez les quelques centaines
de parlementaires et ministres, gouvernés par le Medef) et
évoquèrent les prochaines élections municipales en se focalisant
sur la capitale, comme si cela avait une quelconque importance pour
l'ensemble de la nation.
La circulation
s'immobilisa. De longues minutes, durant lesquelles les informations
irritèrent son ouïe. Un sentiment de claustrophobie le poussa à
ouvrir sa portière.
Et quelque chose se
fracassa contre elle.
Un cri se fit entendre
derrière celui des cordes de pluie. Monsieur Huch se dressa du haut
de son mètre quatre-vingt-dix et vit une silhouette se redresser. Un
scooter reposait non loin de là. Fort heureusement, sa voiture était
à peine abîmée. Une simple éraflure, tandis que le deux roues
accusait de nombreuses avaries, ayant buté contre un panneau de
signalisation.
Le motard se redressa, sa
tenue de cuir et sa tête encasquée lui donnaient des airs
d'extraterrestre. Il mesurait un demi-mètre de moins que lui, et
affichait un gabarit proche du poids mouche. Il hurla d'une voix
étrange, étouffée par sa protection réglementaire.
— Ça va pas la tête,
espèce d'abruti, tu vérifies jamais avant d'ouvrir ta portière,
pauvre con, t'aurais pu me tuer gros fils de pute, regarde ce que
t'as fait de mon scooter, je vais te faire cracher, tu vas tout
rembourser, tout, et avec les dommages et intérêts, putain j'ai mal
à la hanche, enculé, tu m'as pété le col du fémur, tu vas
pleurer ta mère...
Un violent coup de talon
au fond du sternum réduisit au silence l'olibrius. Il se prenait
pour qui, cet avorton ?
— Ferme ta gueule,
pédé, ou tu boufferas la semelle de mes godasses jusqu'à vomir tes
dents !
Une jolie blonde jaillit
de la Twingo :
— C'est quoi ces
manières ? Vous êtes malade ? Je vais appeler les flics !
— Oui, fais-toi
plaisir, pétasse ! À moins de venir en hélico, je ne vois pas
comment ils pourraient me serrer !
— Rien à foutre !
J'ai photographié la plaque de votre poubelle, je saurais
reconnaître votre sale gueule, mon témoignage va vous envoyer au
trou !
Une grisante envie de
frapper saisit monsieur Huch, agrémentée d'un désir de la prendre
contre la carrosserie de son pot de yaourt, mais un élan de lucidité
le contraignit à l'abstention. S'il réduisait cette conductrice à
l'état de victime implorante et traumatisée, comment pourrait-il
dégager sa Twingo de merde de la voie, encore que ce serait possible avec quelques efforts, et même
facile, mais pas sans témoins, or on était en plein jour, et les
automobilistes, incarcéré au fond de leurs habitacles, n'avaient
d'autre loisir que d'observer ces affrontements. Au moindre faux pas,
et il en avait déjà commis un, sans doute trop bénin pour
l'inquiéter, il serait grillé. Il se contenta donc du minimum :
— Petite pute, radasse,
garage à bites ! Faut vraiment que ce pays soit dégénéré
pour accorder le permis de conduire à une blondasse ! Le droit
de vote c'était déjà une erreur, là on touche aux bas-fonds de la
connerie ! Retourne dans ton œuf avant que je ne t'écrase la
tête contre le capot !
Elle haussa les épaules
en maugréant des injures, et réintégra son cocon de taule rouge.
Il agit de même avec son SUV, non sans avoir offert la vision de son majeur au
motard qui revenait à lui.
La circulation reprit. Il
passa la deuxième. Freina à nouveau. S'arrêta. Repartit. Frappa
son volant du plat des paumes, excédé. Il suait à grandes eaux. Le
paysage en courbe lui offrit peu à peu un décor un peu différent.
Celui d'une rocade. Un grand panneau indiquant les quatre sorties lui
confirma cette configuration. Il aperçut alors des hommes vêtus de
jaune fluo. Ses poings se crispèrent au point de blanchir ses
phalanges.
Après tant de mois à
contester tout et rien, il les voyait comme des poissons sortis hors
de l'eau, qui s'agitent avec furie en refusant de comprendre et
d'accepter qu'ils vont bientôt crever. En attendant, ils faisaient
chier le monde !
L'un d'eux cogna à sa
vitre, affublé d'un large chapeau qui dégoulinait de pluie. Son
regard rougi trahissait un apéritif trop allongé. Sa voix
chevrotante confirmait cette idée.
— Monsieur, affichez
votre gilet de sécurité, s'il vous plaît, pour soutenir le
mouvement.
— Tu rigoles ! Ça
fait une heure que je suis bloqué dans l'embouteillage. Je vais
plutôt t'étrangler avec, enfoiré !
— Hey, on milite au
bénéfice de chacun, même pour vous ! Le pouvoir nous encule,
vous êtes d'accord avec ça ?
— C'est pas le pouvoir
qui m'empêche de rentrer chez moi ! J'en n'ai rien à foutre de
vos conneries. Dégagez la voie ! Si vous le faites, ok, je
déballe cette frusque et je la dépose sur mon tableau de bord !
— Ah, non. C'est pas
possible. Je regrette votre point de vue. Bonne journée.
Était-ce la bonhomie
éthylique du bougre, son air indolent ou son insolente politesse ?
Toujours est-il que monsieur Huch vira au rouge cramoisi. Les
battements de son cœur s'affolèrent. Un brasier explosa dans sa
poitrine, enflammant chaque membre de son corps. Il se rua hors de
son habitacle, empoigna le malheureux par son gilet jaune et
l'arracha à l'attraction terrestre, en le faisant voler de l'autre
côté de la chaussée.
Ses comparses, devant
l'affront, se sentirent obligés de faire preuve de « solidarité »
et approchèrent, armés de pancartes et de bonnes intentions.
Le colosse fendit les
rangs telle une boule de bowling. Il fracassa des mâchoires et
enfonça des côtes. Les rebelles français, réduits en poussins
sanguinolents, libérèrent le rond-point. La circulation put
reprendre un rythme régulier.
Satisfait, monsieur Huch
rebroussa chemin. Son SUV Toyota obstruait la voie. Un type louche
approchait. La trentaine, basané. Ses jambes partirent d'un trait.
L'opportun eut la
présence d'esprit de s'écarter, voyant le bulldozer foncer sur
lui.
— Alors comme ça, t'en
profites pour tirer ma caisse !
— Rien à foutre de ta
charrette de merde, je voulais la dégager de la voie. Tu vois pas
que tu fais chier ?
— C'est moi qui ait
libéré le rond-point, boukake !
— Mais vas te faire
enculer, je suis juif !
— Encore pire !
A ce moment, un motard
déboula à toute vitesse et heurta de son coude M. Huch à la hanche, lui causant une douleur notable.
— Dégage le chemin,
connard !
Le propriétaire du SUV entrait à
présent au sein d'un néant habité par la colère. Plus aucun autre
stimuli que celui de la défense ou de l'attaque ne parvenait à
percuter son esprit. Il reprit les commandes de son véhicule, et
roula à toute vitesse.
Un gilet jaune eut la
mauvaise idée de se situer sur son trajet. Il goûta avec brutalité
le baiser du pare-choc.
Monsieur Huch accéléra
autant qu'il pût. Retrouva sa route. Plus que quelques kilomètres.
Il y était presque. Il fonça, toujours plus vite, tel un trait vers
son objectif, son havre de paix.
Des hommes en uniforme
firent alors obstacle, venant du bord de la voie. Son pied enfonça l'accélérateur.
Son esprit vacillait. Il
suait abondamment. Retrouver le calme de son canapé, de sa télé,
l'indolente présence de son basset hound, voilà ce dont il avait
besoin ! Un besoin vital !
Le SUV dépassa le
panneau d'agglomération, bifurqua sur une route secondaire déserte,
passa une rocade, et s'engagea enfin vers l'issue finale. Plus que
deux-cents mètres.
Un nouveau barrage
l'accueillit au pied de sa résidence.
Les balles criblèrent le
véhicule d'une myriade de points noirs, faisant ressembler le Toyota
à une coccinelle. Monsieur Huch tressauta longuement sous les
impacts. Son poitrail se mua en passoire, son visage en viande
hachée. La cervelle et le sang giclèrent contre la vitre arrière.
Les gendarmes décrétèrent
un refus d'obtempérer et déposèrent un fusil à pompe aux côtés
du cadavre afin de souligner la dangerosité, déjà avérée, de
l'individu.
Ils suaient tous
abondamment, leurs yeux étaient rougis par la fièvre...