Lorsque j'ai vu s'éloigner les
lumières et les bruits de l'aéroport, j'ai enfin pu souffler. La
peur, l'adversité, l'échec et la honte, resteraient collés à
cette terre maudite, et rien ne pourrait me forcer à y retourner.
Cet avion m'arrachait à une vie
devenue indésirable, qui aurait pu le prédire ?
Moi, le surdoué en biologie, premier
de la classe, repéré très jeune par le professeur Alphonse
Devillant, prestigieux chercheur au CNRS, tout me souriait. Même les
femmes. Je n'aurais jamais dû finir ainsi. Jamais cet enfer n'aurait
dû se déchaîner. Nous aurions dû, le professeur et moi, trouver
une solution. Notre œuvre nous a échappé, car elle était trop
parfaite, trop aboutie, trop autonome... Cependant, je ne regrette
rien. S'il y a un responsable, c'est le professeur. Je n'étais que
son second...
Alponse Devillant a pris la direction
du service de biogénétique d'un laboratoire privé, à l'époque où
j'entrais en doctorat de biologie, et puisque nous nous connaissions,
et nous appréciions, il m'a proposé de suivre mes différents
stages à ses côtés. Dès ce jour, je n'ai jamais cessé de le
seconder. En tant qu'assistant, puis biologiste, puis associé... Il
a toujours été mon supérieur. En niveau hiérarchique tout comme
en intelligence, créativité, et folie...
Notre travail consistait à exploiter
les techniques les plus élaborées de manipulation génétique en
vue de créer des organes viables à la transplantation, et plus
secrètement, des organismes nouveaux destinés à produire des
protéines nécessaires à de nouveaux traitements. Le laboratoire
disposait de moyens considérables, et chaque année j'étais surpris
de constater avec quelle bienveillance les dirigeants et actionnaires
offraient leur argent. Je n'ai jamais vraiment compris d'où
provenaient les revenus de mon travail. J'étais un chercheur, un
biologiste, un coureur dans ma vie privée, à aucun moment je n'ai
été un homme d'argent. C'est venu bien plus tard.
Le Devileater, du moins l'idée, est
née après environs quinze années de collaboration fructueuse entre
le professeur et moi. Ce dernier avait une telle confiance en moi
qu'il me confia son projet avant même de le soumettre à ses
supérieurs. J'étais encore jeune, mon cœur s'est mis à battre,
mon regard s'est illuminé d'émulation. C'était de la
science-fiction, de la folie. J'étais sûr que l'argent coulerait à
flots pour donner vie à cette idée a priori absurde, et pourtant
tellement prometteuse... Je l'ai suivi sans même réfléchir.
C'était une évidence.
Jusqu'à présent, nos travaux pour
créer de nouvelles protéines se bornaient à exploiter des
bactéries, virus, parfois de minuscules organismes de plancton.
Devillant voulait aller beaucoup plus loin. Créer une nouvelle forme
de vie, rien que cela ! Une vie autonome, alliant la plupart des
caractéristiques du vivant. Sur une base végétale, une algue
microscopique, son objectif était de combiner des gênes fongiques,
ichtyques, animaux et humains, de façon cohérente, suffisamment
pour donner naissance à une créature hybride viable et autonome.
Une créature suffisamment originale et novatrice pour combler nos
cultures de protéines et autres principes actifs, mais également,
donner une réalité à nos rêves les plus fous. Créer de toute
pièce une forme de vie revenait à faire de nous bien plus que des
pères : des dieux !
En alliant nos compétences, le
professeur et moi, soutenus par une importante équipe de chercheurs,
sommes parvenus à accomplir ce rêve. Nous avons mis vingt ans.
La bête est née dans une éprouvette.
Quelques cellules en suspension dans un liquide. Elle s'est
développée rapidement, comme toute autre forme de vie. En quelques
mois, l'organisme d'apparence végétale a grandi en développant une
ossature animale. D'une silhouette plate semblable à la raie manta,
se détachaient une tête osseuse, de longs tentacules sur les
flancs, puis des puissantes pattes arrières griffues.
Elle est devenue tellement
impressionnante que ma fascination s'est peu à peu muée en terreur.
Cette créature devenait vraiment énorme et sa force nous obligeait
à la contenir dans des cages de plus en plus renforcées, dans les
sous-sols. Maintenant que le rêve avait pris forme, je comprenais
son absurdité, et envisageait déjà de l'anéantir. Comment
aurions-nous pu convaincre nos supérieurs de laisser vivre cette
chose, voyant le danger qu'elle représentait ? Car comme tout
animal, elle cherchait régulièrement à se libérer de sa cage et
devenait brutale.
Nous dûmes nourrir notre création
avec des animaux de plus en plus gros. Aux rats de laboratoire ont
succédé les lapins, les chats, puis les chiens. Elle croissait
encore, et devenait de plus en plus agitée. La situation devenait
intenable. J'observais Devillant du coin de l’œil. Il ne semblait
pas partager mes réticences. Il jubilait. J'ai alors compris que
son projet suivait des desseins allant bien au-delà de la médecine.
J'en ai eu la confirmation en voyant
diminuer notre équipe à vue d’œil. Les démissions
s'enchaînaient, provoquant l'inquiétude de nos cadres, sans
toutefois inquiéter outre mesure le professeur. En quelques mois,
nous n'étions plus que deux.
Je ne comprenais plus à quoi était
destiné mon travail. J'avais vraiment peur. J'approchais de la
cinquantaine, un âge ambigu, encore éloigné de la retraite, mais
suffisamment avancé pour être vu comme un vieux. Où finissait un
« vieux » en situation d'échec ? Je ne pouvais pas
me laisser entraîner par le fond.
J'ai tourné le dos au professeur. Je
devais tuer la chose.
Le combat ne dura pas plus de deux
minutes.
Au huitième sous-sol de notre
laboratoire, je suis entré dans la salle de contrôle de la cage
électronique. La bête était plongée dans l'obscurité,
apparemment immobile, endormie peut-être. J'ai lancé la séquence
de crémation.
Les lumières rouges de l'alarme se
sont allumée, dévoilant la cage dans toute son horreur. La bête
était tapie dans un amoncellement d'os, provenant des centaines
d'animaux que nous lui avions offerts en sacrifice, mais également
de notre équipe de chercheurs. Leurs vêtements déchirés étaient
encore collés aux restes odieusement dévorés.
Je me suis enfuis, laissant derrière
moi la séquence faire son office. Devillant était en embuscade. Nos
regards se sont croisés. Oppressé par la terreur, celle d'être
traduit en justice, mais surtout celle du vide, l'avenir devenant
pour la première fois de ma vie incertain, sous l'effet de la
panique, j'ai trouvé suffisamment de sang-froid et de pragmatisme
pour assurer mes arrières. J'ai pointé un doigt accusateur sur le
Devillant, prêt à lui écraser la tête sous mes poings. Ce dernier
avec une étonnant compréhension, m'a observé attentivement, et m'a
offert ce que je cherchais sans même pouvoir l'exprimer. Le
professeur déposait des avoirs dans des coffres. Il se proposait de
m'en offrir les clés. En échange, je devais disparaître et ne plus
chercher à le revoir.
Marché conclu.
Je n'avais aucune raison de
l'affronter. Il était mon maître, je lui devais tout, et je lui ai
fait confiance.
Je l'ai abandonné, et de son côté,
ce que je compris plus tard, il stoppa la séquence de crémation, et
commis l'effroyable abomination de libérer la bête...
Au petit matin, le même jour, j'allais
vider les différents coffres du professeur Devillant, vidant leur
contenu dans deux sacs de sport et une grosse valise à roulettes. Il
n'avait pas menti. Il y en avait plus plusieurs millions. Que
voulait-il faire de cet argent ? Si c'était pour acheter ma
sourde complicité, anticipant un dénouement dramatique à
l'affreuse croissance de son œuvre, c'était réussi. Dès ce
soir-là, j'ai acheté un billet d'avion, et me suis exilé aux
Antilles.
Cela fait des années que je coule des
jours paisibles sous le soleil. C'est une vie à laquelle je me suis
fort bien accoutumé, moi qui étais pourtant un bourreau de
travail... Je m'informe régulièrement sur le net, curieux de suivre
le parcours du Devileater – c'est ainsi que je l'ai baptisé, le
démon dévoreur ! Certaines vidéos le montrent, rampant, et
bondissant. Il sème la terreur et la mort sur son passage. Vraiment,
nous avons fait du beau travail, le professeur et moi.
Je l'ai déjà affirmé, je ne regrette
pas d'avoir participé à la naissance de cette chose. Elle
représente en quelque sorte, l'aboutissement d'un travail mené
depuis nos études, au professeur et moi. Ma conscience m'avait
poussé à vouloir y mettre un terme. J'aurais préféré y parvenir
lorsqu'il en était encore temps. Le rêve s'est changé en
cauchemar, mais ma complicité a pris fin le jour où j'ai lancé la
séquence de crémation de la cage renforcée. Ce qui s'en est suivi
n'est pas de mon fait.
La responsabilité de ces horreurs
incombe donc exclusivement au professeur Devillant.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire