Je connaissais cette fille.
Jolie, blonde, d'allure sportive, elle
m'avait immédiatement paru familière.
Où aurais-je pu la connaître, alors
que je ne fréquentais plus personne depuis plus de cinq ans ?
Encore moins des jolies filles, ces dernières ayant peu tendance à
fréquenter les bistrots et les chantiers de bâtiments publics...
Impossible de me souvenir.
Elle avait frappé à la porte sans
ménagement, comme ça, au milieu de la nuit. Ma femme,
habituellement d'un sommeil léger lorsque je me levais pour aller
pisser, n'avait cette fois pas réagi, m'obligeant à me lever. Le
temps d'enfiler un caleçon, et j'étais devant cette jeune fille, le
cheveu hirsute, l’œil torve. Je voulais la questionner,
éventuellement l'engueuler, mais je restais figé sur place, sans
rien dire. Elle entra en me bousculant, s'installa dans le salon sans
allumer la lumière et à en croire les bruits de vaisselle, se
servit un verre de whisky. J'étais encore figé devant l'entrée
lorsque sa voix haut perchée déchira le silence :
« Alors ? Ta petite vie se
passe bien ? Tu es fier de ton couple et de tes enfants ? »
Ce n'étaient pas des questions. Le ton
était sans équivoque, il s'agissait de reproches.
Mes lèvres tremblaient. Je voulais
répondre. Non, pas répondre car je n'étais fier de rien, ni
de mon couple, ni de mes enfants, ni de moi, et je n'avais pas
l'intention de l'avouer. Je voulais m'insurger, me plaindre... de
quel droit osait-elle porter un jugement sur ma vie ? Mais je
restais muet.
Un bruit de chaise que l'on déplace me
fit sursauter. J'entendis une sorte de sifflement métallique, et un
coup sourd, semblable à au son d'une fléchette pourfendant la
cible. Je me précipitai dans le salon, encore plongé dans la nuit,
et allumai la lumière.
Son regard bleu apparut, fixé sur moi.
Sa main droite tenait un long couteau, dont la pointe était
légèrement enfoncée dans le bois de la table... Elle était assise
nonchalamment, un petit rictus étendu sur le visage. Elle sirotait
son whisky de sa main libre, d'un air dégoûté.
« En tout cas, tu manges à ta
faim... »
La phrase suintait le mépris à chaque
mot. Je pris conscience d'être en caleçon, bedonnant, épaules
tombantes, nombril à l'air, offrant un aspect peu avenant de ma
personne. Le sarcasme était mérité. J'étais moche. Je mangeais
trop, et depuis trop longtemps... Mais la nourriture n'était qu'un
détail. Tout était moche autour de moi. Ce salon miteux puait
l'huile rance, la crasse. Malgré le peu d'ameublement, il y régnait
un désordre digne d'un lendemain de tempête. Le papier peint était
décollé à plusieurs endroits. Les rideaux autrefois blancs
accusaient une teinte grisâtre. Cette bicoque était hideuse,
moisie, malodorante, à l'image de mon existence... et cette jeune
fille me le crachait à la figure, impitoyable.
Chaque mot qu'elle avait prononcé
depuis son arrivée était plus effilé que le poignard qu'elle
tenait en main.
« Tu perds ton temps... et tu me
FAIS PERDRE LE MIEN... »
Elle avait parlé fort, sans prêter
attention à ma famille encore endormie. Elle avait parlé
méchamment, d'un ton agressif, mélange d'injonction et de sentence.
J'étais bouleversé, oppressé sans pouvoir m'expliquer pourquoi.
Toujours muet, je m'approchais piteusement d'elle. Son regard sévère
tranchait dangereusement avec sa beauté juvénile. Tout sourire
avait disparu de son visage. Dans ses yeux luisait une violence
brute, une animalité malveillante. Elle me jaugeait, me scrutait. Me
jugeait. Et pourtant j'avançais, les muscles tendus, le souffle
court, comme un insecte attiré par une flamme prête à le dévorer.
Je ne parvenais pas à lutter.
J'acceptais.
Elle desserra les doigts de son
couteau, et ma main remplaça la sienne.
Je saisis le manche. Le serrai.
Décrochai la pointe de la table, fit luire la lame sous mes yeux, et
enfin, je la reconnus.
Donna.
Après toutes ces années, vingt-cinq,
trente ans, elle n'avait pas changé. C'était pourtant bien elle. Je
n'avais aucun doute.
Je l'avais connue à la fin de mes
études, au club d'athlétisme. Même si nous n'avions pas la même
spécialité, nous courions souvent ensemble. Une amitié s'était
nouée entre nous. Une amitié, seulement. Je crois...
Belle foutaise !
Une marée noire se répandit dans mes
veines. Mon esprit se mit à chanceler.
Pouvait-on rester seulement ami avec
Donna ? Cette fille était superbe, toujours souriante et
positive. Comment aurais-je pu rester ami avec elle ? Tous les
garçons du club devaient la convoiter...
Seulement...
Donna ne courait pas avec tous les
garçons du club. Elle courait à mes côtés, deux à trois fois par
semaine.
Donna ne déjeunait pas avec tous les
garçons du club. Elle déjeunait avec moi, pratiquement tous les
midis.
Donna ne sortait pas le soir avec tous
les garçons du club, mais parfois elle me retrouvait, au café, avec
d'autres amis.
Comment devais-je interpréter cette
proximité ? Cette... relation ?
J'avais l'estomac noué, je suais.
Que de regrets...
Je n'avais pas assumé mes sentiments.
Je m'étais focalisé sur d'autres préoccupations, mes études
d'architecture, mes jeux vidéos, mes compétitions sportives. Je
m'étais efforcé de ne voir en elle qu'une partenaire de course.
J'avais trop peur d'être repoussé. Si elle m'avait reconduit,
j'aurais eu tellement mal...
La belle affaire !
Avais-je été orgueilleux, lâche ou
juste indolent ? Je me rendais compte, à cet instant, dans ce
salon putride, que cette inertie, ce manque d'audace, avait été un
point de départ. Tout le reste en avait découlé, comme un domino
entraînant les autres dans sa chute.
Voilà ce qu'était ma vie.
Donna était debout, face à moi. Des
larmes coulaient sur ses joues.
Je vidai d'un trait le verre de whisky
que je tenais de la main gauche. Posais le verre en un claquement
sec. Essuyai mes joues.
Donna me tourna le dos, et s'engagea
vers la sortie. J'étais anéanti. Je voulais lui hurler de rester,
mais aucun son ne franchissait mes lèvres. Je voulais la retenir,
rembobiner le film, effacer mes erreurs, mes actes manqués. Mais je
la laissai partir, comme autrefois.
Je ne sais même plus comment je
l'avais perdue de vue, emportée par les flux imprévisibles de la
vie...
J'avais besoin d'un autre verre. La
bouteille était presque vide, je la terminai directement au goulot.
Le couteau me paraissait lourd. Ma main tremblait.
Je savais ce que je devais faire.
C'était une évidence. Donna n'était pas revenue pour rien, cette
nuit-là. Ce couteau n'était pas apparu dans ma main par hasard.
Et l'autre n'avait pas surgi
dans le salon, à cet instant, par hasard, bouffie et vociférante !
Elle était monstrueuse. Le teint rougi
de colère, elle gueulait en postillonnant, et agitait ses bras comme
deux tentacules visqueux. Je n'entendais rien. Le sang bouillonnait
dans mes tempes. Les battements de mon cœur résonnaient dans mon
crâne dans un écho assourdissant. Une tension meurtrière
comprimait chacun de mes muscles. Mes phalanges se crispaient autour
de mes armes. Comment avais-je pu épouser cette chose ?
J'écrasai la bouteille sur son crâne,
la fit chanceler en arrière, contre le mur. Je me jetai alors sur
elle, la saisit à la gorge d'une main, et la poignardai de l'autre.
La lame s'enfonça dans le bas-ventre, remonta dans l'abdomen,
déchira le diaphragme, et ripa contre le sternum. Les entrailles
chaudes s'écoulèrent contre mes cuisses dénudées. Sans lâcher sa
gorge, je libérai le couteau de cette graisse livide, et frappait
l'odieux faciès, reflet de mon existence gâchée. La lame pénétra
les joues, les yeux, le crâne, fracassant les os, déchirant les
cartilages, broyant les chairs. Des éclats giclèrent sur moi,
renforçant ma soif de sang.
La douleur dans mon bras me poussa à
relâcher mon étreinte. Le corps s'affaissa au sol, comme une
vieille couverture imbibée de sang. Le couteau tomba au sol.
Apaisé, ruisselant, l'esprit encore
embrumé par l'alcool, je déambulais dans le salon, à la recherche
d'une bouteille. Mais il n'y avait plus rien à boire.
Je tombai sur une chaise, amorphe,
reprit mon souffle. Mon regard tomba alors sur un calepin, celui sur
lequel feu ma femme notait les courses. Je pris un crayon et rédigeai
un mot, à l'attention de Donna. Pour lui expliquer. Pour tout
avouer.
J'avais espoir, si d'aventure, ma
déclaration parvenait jusqu'à elle, qu'elle comprendrait...
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