Nous sommes faits comme
des rats. Il n'y a plus aucune échappatoire. La fatigue, la faim, le
froid auront bientôt raison de nos carcasses déjà bien abîmées
par les tortures.
Tout ça à cause d'un
fumier de binoclard.
Bernard-Henri Lafine,
nouvellement baptisé la fouine par nos soins, était une sorte de
taupe. Ce salopard nous servait de guide dans le contrat que nous
devions, moi et mes deux associés, remplir pour le compte d'Arturus
Guemp, un riche propriétaire de chaîne d'hôtellerie...
Un concurrent indélicat,
Conrad Herbert, avait acquis tout un ensemble de pavillons de haut
standing, ainsi que plusieurs centaines d'hectares d'un terrain que
convoitait Guemp. Il avait senti le potentiel commercial d'un tel
lotissement de baraques friquées, situé sur une parcelle de terre
presque vierge d'infrastructures et – chose importante, négligée
par les écologistes... Il avait donc agrémenté ses achats d'un
projet de construction hautement lucratif, fait de grandes surfaces,
de restaurants, de boutiques... et refusait naturellement de vendre
cette mine d'or à Guemp, provoquant chez ce dernier des accès
incontrôlables de rage.
Ce brave monsieur Herbert
chiait donc sur les pompes de monsieur Guemp, et monsieur Guemp
préférait conserver des chaussures propres. Il m'avait donc proposé
de faire le nettoyage...
Ce Lafine travaillait
comme secrétaire chez Herbert. Il m'avait présenté comme un client
potentiel pour l'ensemble du réseau de pavillons – ce qui m'avait
permis d'obtenir un entretien avec le patron en personne.
Sauf que ce Lafine jouait
double jeu. Une petite trahison plus tard, mes deux potes et moi
avons été mis hors d'état de nuire, et jetés dans les caves de
la riche propriété de monsieur Herbert, un lieu de douleur et
d'oubli, solidement verrouillé par une porte blindée.
À l'aide d'un équipement
plus ou moins sophistiqué, les cerbères de monsieur Herbert nous
ont interrogés. Nous avons résisté pour le principe, mais après
quelques séances d'électrochocs, de brûlure au chalumeau et de
mutilations au scalpel, nous sommes tous les trois passés à table.
Frank, le plus
orgueilleux, a fait buvard. Son attitude insoumise et ordurière nous
a permis à Jacquot et moi d'éviter les plus grandes souffrances.
Lui, par contre, il a pris cher.
J'avais compris que
Lafine était une petite fiotte, qui avait empoché l'argent de Guemp
en toute déloyauté. J'ai donc profité des séances de
questionnement pour le compromettre et inventer une histoire
plausible d'enveloppe secrète, pour le faire tomber comme agent
double.
J'ai été très
convaincant...
Lafine s'est retrouvé
attaché sur les mêmes chaînes que les nôtres, et il a eu beau
tout déballer, avec force détails, en affirmant sa totale loyauté
envers Herbert, pourtant bien véritable, rien n'a suffi. Il s'est
fait mettre en pièces, et je soupçonne les bourreaux de l'avoir
fait, non pas parce qu'ils croyaient mot pour mot ce que j'avais
raconté, mais parce que ça faisait longtemps qu'ils voulaient faire
saigner cette petite merde... Ils l'ont tabassé pendant près d'une
heure, l'abandonnant à son sort comme nous trois, au fond de cette
sombre prison.
Nous étions tous les
quatre enfermés depuis plusieurs jours lorsque j'ai été pris de
panique. Ce n'était pas la première fois que l'on me faisait
prisonnier. En général, les geôliers attendaient la réaction de
mon employeur, négociaient le montant de ma libération, ou
m'achetaient pour que je retourne ma veste, ce que je ne manquais
jamais d'accepter. Ici, rien. Silence complet.
Il fallait que je sorte.
J'ai tiré sur mes
chaînes ; Jacquot a fait pareil, nous avons croisé, emmêlé, avons
tiré de toutes nos forces, et finalement les mailles ont cédé.
Enfin libres, Jacquot et
moi avons douloureusement franchi les marches menant à la porte
blindée, et avons pu constater à quel point cette dernière
l'était, blindée. Impossible de la faire trembler. Nous aurions eu
plus de chances de sortir en abattant un mur.
Même la serrure était
imprenable, une sorte de fente étroite en forme de S.
Nos bourreaux avaient
emporté la majorité de leur matériel avant de nous abandonner ici,
mais il restait quelques outils, comme des marteaux, des limes,
preuve qu'ils ne doutaient pas un instant de la solidité de l'issue.
Nous nous en sommes servi
pour défaire les chaînes de Frank et de Lafine.
Franck était livide, à
moitié mort. Il avait une rotule réduite en purée, une main
coupée, un œil brûlé, la plupart des dents arrachées... des
blessures impressionnantes devenues mortelles après plusieurs jours
d'attente sans soins médicaux adaptés. Il était foutu, mais pas
Lafine, et ça nous énervait beaucoup, Jacquot et moi.
Nous avions bien envie de
faire nos nerfs sur cette saloperie. Nous commencions à le taper
lorsqu'il a fondu en larmes, et nous a raconté entre deux sanglots :
- Je sais où est la clé du cachot...
C'était pas croyable !
Cela faisait près de dix heures que nous étions libres, Jacquot et
moi, et tentions de trouver un moyen de démolir une porte
imprenable, et ce peigne-cul nous envoyait dans les oreilles qu'il
savait où se trouvait la clé de ladite porte. Heureusement, je ne
tenais pas de marteau en mains au moment de cette révélation,
autrement je lui aurais fait exploser le crâne, c'est certain.
Il a fallu le secouer
encore un peu avant qu'il ne passe aux aveux complets. Il avait gobé
la clé juste avant d'être jeté au fond de la cave, avec nous. Je
dois reconnaître qu'étant donné les circonstances, c'était assez
malin. Il n'aurait jamais pu la cacher, nous étions tous en slip
dans cet endroit lugubre.
Sauf que maintenant, il
devait se forcer à la chier cette clé. Et ses boyaux, peut-être à
cause du stress ou du manque de nourriture, refusaient d'obtempérer.
Nous étions crevés.
Bravant notre faim, nous avons un peu dormi. Mais à notre réveil,
nous devions trouver une solution pour faire cracher la clé à cet
abruti. Je ne voyais pas d'autre solution que de l'ouvrir en deux. Il
savait que j'en viendrais à cette éventualité, c'est pour cette
raison qu'il n'avait avoué sa manœuvre qu'en dernier recours, et
sous une menace explicite.
Déterminé, j'avais
empoigné un marteau de charpentier, et m'étais jeté sur lui. Ses
hurlements ont résonné contre les parois humides de la geôle, et
ses sphincters ont lâché. Enfin.
Jacquot et moi l'avons
laissé récupérer notre sésame. Il se trouvait bel et bien dans la
masse de merde dont l'odeur paraissait presque agréable au milieu
des remugles de vomi, de chair avariée et de sueur rance qui
empuantissait l'air de notre prison. Je l'ai aidé à monter les
marches, et l'ai observé tandis qu'il glissait la petite clé plate
dans la fente en S. Elle entra du premier coup.
Mais Lafine ne parvint
jamais à la tourner dans la serrure. Elle entrait dans la fente,
mais refusait obstinément de tourner – et de déverrouiller la
serrure...
Pour calmer notre
frustration, nous avons traîné Lafine près du cadavre de notre ami
Franck. Il hurlait comme un putois, pire que lorsque les gars de son
patron l'ont roué de coups. Il avait compris que cette fois, rien ne
viendrait le sauver. Son seul espoir de survie, c'était cette clé,
et d'ailleurs, il faut le reconnaître, s'il était parvenu à ouvrir
la porte blindée, j'aurais totalement oublié jusqu'à son
existence, et me serais rué vers l'extérieur en le laissant
libre... malheureusement pour lui, ses sucs gastriques avaient
probablement altéré la qualité de cette misérable clé, et
l'avaient de ce fait condamné.
Nous l'avons attaché à
la planche des supplices, et tous deux munis d'un marteau, lui avons
fracassé le crâne. Cela n'a pris que quelques minutes. Juste le
temps de nous calmer, Jacquot et moi.
Maintenant, comme je le disais, nous sommes
faits comme des rats.
Le silence nous oppresse.
Franck sent de plus en plus mauvais. Nous n'avons pas de couverture
pour masquer l'odeur. Nous l'avons traîné le plus loin possible,
mais la cave fait moins de trente mètres carrés.
Lafine est encore intact.
Jacquot et moi nous sommes mis d'accord. Pour réfléchir à notre
situation plus sereinement, nous devons nous restaurer. Ce n'est pas
très ragoûtant, car nous n'avons rien pour cuire la viande, mais la
situation exige de nous des nerfs d'acier.
À l'aide d'une scie à
bois, je tranche de larges steaks dans la cuisse poilue du
secrétaire. J'offre la première à mon ami, qui non sans faire la
grimace, accepte de mordre dedans. Cela n'a pas l'air savoureux, mais
je m'acquitte également de cette épreuve. La chair est suintante
d'hémoglobine. Froide. Collante. C'est écœurant, mais mon estomac
en détresse se délecte honteusement de cette infâme denrée.
Jacquot et moi dégustons
silencieusement cet immonde repas lorsqu'une idée me vient l'esprit.
La bouche encore
ruisselante de sang, je monte l'escalier, et manipule la clé. Elle
se met à tourner dans le sens contraire des aiguilles d'une montre.
Ce con de Lafine s'était
contenté de tourner dans un seul sens...
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