Je suis la femme invisible.
Le regard passe à travers moi, me
contourne, m'évite.
Je suis celle que l'on ne voit pas. Que
l'on ne veut pas voir.
Il en a toujours été ainsi. Depuis
toujours.
J'ai mis du temps à comprendre. Des
semaines. C'était si inhabituel.
Un homme me suivait.
Un homme au physique agréable. Encore
jeune, assez fin. Il portait des vêtements simples et décontractés.
Mocassins de cuir, jean, chemise à rayures, veste de velours
côtelé...
Je ne le connaissais pas. Je n'avais
jamais fait attention à lui.
Pourtant il me suivait.
Me voyait-il ?
Je cherchais son regard parfois, à la
terrasse du café où il s'asseyait chaque matin. Il n'en donnait pas
l'impression. Cachait-il son jeu ?
A peine m'étais-je éloigné de
quelques mètres, je le sentais derrière mon épaule. Je pouvais
emprunter n'importe quelle rue, prendre un bus, un taxi, je le
retrouvais comme par hasard à un croisement, dans une autre ruelle,
à la terrasse d'un autre café. Toujours lui. Toujours le même,
avec cette veste de velours côtelé d'un brun orangé.
Il m'ignorait superbement.
Quand je marchais près de lui, il
s'arrêtait pour lire une affiche. Entrait dans une boutique. Faisait
brusquement demi-tour comme s'il avait oublié quelque chose. Au
café, il ouvrait parfois un journal. Jamais il ne se détournait de
sa lecture, même quand je m'approchais. Il touillait la cuiller
machinalement. Buvait mécaniquement.
Ses yeux ne se posaient jamais sur moi.
Comme les autres.
Mais je le croisais de plus en plus
souvent. Trois, cinq, dix fois dans la même journée.
Je ne pouvais plus l'ignorer. Un grand
trouble gagnait mon esprit. Les doutes s'accumulaient.
N'étais-je plus aussi invisible que je
le pensais ?
Je n'osais le croire.
Il prenait une place importante dans
mon quotidien. Il emplissait un vide immense, insidieusement, sans
même en avoir conscience.
Me cherchait-il ? Était-il
attiré ? Sexuellement attiré ?
C'était impensable.
Je le croisais chaque jour. Quand il
n'était pas assis à la terrasse du café, je savais où le trouver.
Et bien souvent, je le trouvais. Et si je ne le trouvais pas, à un
moment où à un autre, dans la journée, c'était lui qui me
trouvait. Toujours sans me voir.
Je lui souriais. Il regardait ailleurs.
Je le saluais. Il ne répondait pas. Je renversais son café sur son
journal. Il essuyait avec application, sans rien dire.
Je posais ma main sur la sienne. Il
demeurait impassible.
Et je retournais chez moi. Seule.
Je n'étais pas triste.
Je suis seule depuis trop longtemps
pour ressentir la tristesse.
J'incarne la tristesse...
Je suis la femme invisible.
Je suis sans consistance. Vide.
Éperdument vide.
Aucun regard ne se pose sur moi.
Et quand on trouvera le corps sans vie
de cet homme, encore jeune, vêtu d'un jean et d'une veste en velours
côtelée, qui pourra dire s'il s'est jeté du pont volontairement ou
si ma main l'a poussé ?
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